Le Destin du Kesjare XXVIII

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Kiine ouvrit les yeux.

Au dessus de ses yeux, loin, très loin, le ciel était aussi bleu qu'il peut l'être. Aucun nuage à l'horizon. Seul l'azur éternel et infini, rappel aussi beau que cruel de la futilité de l'existence. Au milieu de cette magnifique couleur, brillait un soleil aux doux rayons salvateurs, qui caressaient la peau de la guerrière, séchant ses larmes et son humidité sans même lui demander son avis.

La tempête avait disparu comme elle était venue, au cours de la nuit.

Mais Kiine devait faire face aux conséquences de son passage.

Elle ne voulut pas se lever, malgré l'inconfort des planches du pont du Vent du Nord dans son dos. Une légère brise venait caresser sa peau nue; elle était simplement enroulée dans la cape qu'elle avait enfilée à la va vite la veille. Le bateau ne tanguait pas, ou presque pas. Tout semblait calme. Paisible. Serein.

Comme si l'horreur de la nuit précédente n'avait été réellement qu'un rêve, aussi vite effacé que la tempête. Kiine s'accrochait à cet espoir vain, toujours sans se relever. Quand elle le ferait, elle descendrait dans la cale. Elle irait retrouver la couche dans laquelle Yuriana serait encore en train de dormir paisiblement. Ses longues mèches noires parsemant son corps nu se soulèveraient au rythme de sa respiration lente, sa bouche, à demi entrouverte, donnerait envie à Kiine de l'embrasser. Tout irait pour le mieux... car c'est ce que la Guerrière d'Hel lui avait promis. Qu'elles seraient ensemble, pour toujours.

Kiine leva sa main pour la regarder. Elle savait que cet espoir était vain, mais elle s'y accrochait comme un naufragé à sa planche de bois flotté. Le sang séché, craquelé sur sa paume et son poignet, ne lui permit plus de se bercer de telles illusions.

Une larme roula le long de la courbe de son oeil, pour aller se perdre dans le blanc de sa chevelure étalée sur le pont. Les sanglots reprirent. Elle savait que personne ne viendrait plus la consoler.

Elle savait que, sur ce navire silencieux, perdu au milieu de l'océan, elle était la dernière survivante.

Et elle refusait de se lever pour contempler le champ de bataille que sa fureur incontrôlable avait laissé. Elle refusait de recroiser le visage apaisé de Yuriana, endormi pour l'éternité, son corps percé de toutes parts d'immondes blessures qui lui avaient ôté la vie.

Kiine ne voulait plus rien voir. Ni le ciel bleu, ni le soleil; ni les mats fiers du navire, ni son bois abimé; ni la mer, ni les vagues; pas même le souvenir de sa taiga natale ne lui redonna goût à ouvrir les yeux. Elle ne se leva pas. Elle rampa sur le ponton, centimètre après centimètre, économisant ses faibles forces.

Et, lorsqu'elle atteint le corps désormais glacé de Yuriana, elle la serra fort dans ses bras, et pleura.

Longtemps.

Jusqu'à ce que l'aridité du désert bleu l'ait vidé de toute possibilité de verser plus d'eau.

Combien de temps Kiine resta ainsi prostrée, à tenir le corps sans vie de sa bien aimée en silence? Elle ne le sut pas. Les soleil laissa place à la lune plusieurs fois. Elle eut de moins en moins la force de pleurer, la force de serrer, la force de se lever pour tenter de continuer à vivre.

Pourtant, à l'aube d'un niveau jour, alors que la déshydratation et la faim tiraillaient la guerrière, les cris de faim provenant des cales du navires poussèrent la jeune femme à l'action. Les Fenrirs étaient en vie... Torgal et Annsvir ne pouvaient tenir plus longtemps sans leur ration, et c'est la mort dans l'âme que Kiine tituba jusqu'à la réserve pour aller les nourrir. Sa gorge était sèche, la tête lui tournait, et sa langue était aussi dure que du roc... elle plongea la tête dans l'abreuvoir des deux loups, mais cela lui donna envie de vomir immédiatement, l'apport d'eau étant trop intense pour son corps déshydraté. Alors, serrée entre les fourrures affectueuses des deux bêtes, elle but lentement, goutte par goutte, l'eau dans son outre. Elle n'avait toujours pas la force de se lever... mais au moins se réhydratait-elle peu à peu. Lorsque son mal de crâne fut un peu apaisé, elle retourna dans la réserve, évitant soigneusement les regards vides des cadavres dans les cales.

La Légende de KiineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant