Le Chant du Couchant XIX

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Le voyage jusqu'à Lenkaro fut long de deux semaines, malgré la rapidité des montures. Le relief escarpé de la région, allié au nombre de membres de l'escorte de Koulov et au matériel qu'ils emportaient avec eux, ralentissait la marche, au grand dam de la Kesjarinna, qui ne cessait de tempêter qu'elle aurait dû écouter Vladomar au lieu de suivre Koulov dans ce voyage dont il avait omis de mentionner la durée. Bien évidemment, le meneur de l'escorte ne cessait de lui répéter que Vladomar n'avait pas conscience de la préparation nécéssaire, que la préparation fournie à la Grande Bibliothèque n'aurait pas de prix, et que, de toute manière, les principales entrées encore connues des souterrains - de l'inframonde, comme semblaient le nommer les nains - se trouvaient bien plus au centre du Royaume de Bolrev, loin d'Helagrod et de Vladomar, et que ce trajet aurait donc été nécessaire à un moment ou à un autre.

Lefko observait les chamailleries de la Nordique et du Nain avec un mélange d'amusement et de crainte. Elle comprenait la crainte de Kiine, tout comme elle savait que Koulov avait raison au sujet de la préparation de l'expédition, et il lui était difficile de trancher. Cependant, elle savait qu'elle se sentirait probablement plus en sécurité sous terre, là où Crépuscule aurait bien du mal à les traquer - du moins, c'était ce qu'elle espérait. Au soir du treizième jour, cependant, toujours aucune trace de ces invisibles ennemis, alors que leur guide leur annonçait qu'ils étaient enfin en vue de leur destination. En effet, dans l'obscurité glaciale qui tombait bien tôt dans la journée, le soleil disparaissant derrière la muraille des immenses pics rocheux, Lefko pouvait apercevoir, au loin, la lueur fébrile d'une nuée de torches, qui semblaient se battre vaillamment pour que leur flambeau ne soit pas englouti par les ténèbres de la nuit. Il faisait froid, très froid, presque tout autant que dans le grand nord, au pied des Grands Monts Gelés, où la petite troupe avait eut l'occasion de se rendre en mission. Là bas, au pieds des titanesques monts, elle s'était sentie toute petite. Mais maintenant qu'elle était au cœur d'Helljarchen, elle réalisait seulement l'immensité des montagnes, leur stature imposante, leur hauteur si élevée qu'elle dépassait toute construction mortelle, passée, présente et future. Mais la montagne n'était pas qu'un endroit immense et glacial, rocheux et escarpé. Il était également grouillant de vie... et de dangers. L'environnement rendait impossible l'exploitation de bien des endroits, qui semblaient presque aussi sauvages que Brocéliande. Au détour d'un chemin caillouteux sinuant au milieu des pins centenaires, on pouvait croiser une harde de calydons, d'énormes sangliers semblables aux érimans qui hantaient les taïga, et que la Kesjarinna avait pris grand soin d'éviter. Sur les pentes escarpées et les pierriers que recouvraient des pans entiers de montagne, sautillaient bouquetins, chevrales et chamois, ainsi que, occasionnellement, des dahus, étranges êtres semblables aux chamois, mais dont les pattes aux articulations coulissantes permettaient de toujours garder l'équilibre, quelle que soit la surface. Loin, au dessus de leurs têtes, rodaient souvent vautours, corneilles et aigles caucan, dont l'envergure était telle qu'ils étaient capable d'emporter dans leurs serres les montures des nains, avait raconté Koulov.

C'était un monde sauvage. Lefko et ses compagnes connaissaient la sauvagerie de la nature. Elles avaient vécu pendant longtemps à Brocéliande, cœur de toute la folie du monde, de laquelle les animaux n'étaient pas épargnés, bien sûr. Mais depuis qu'elle en était sortie, et qu'elle avait pu voyager autant dans les bois vallonnés de la Taïga d'Odin, dans les profondes forêts d'Hel, à travers l'immensité herbeuse des Mines, et maintenant au coeur de la chaîne d'Helljarchen, elle avait compris que la nature, la véritable, le monde sauvage réel, n'avait rien à voir avec le monde de Brocéliande. Certes, c'était un monde sans pitié dans lequel la mort guettait toujours; mais il y régnait un sentiment d'équilibre, d'ordre au milieu du chaos, comme un mélange harmonieux entre vie et mort. Brocéliande n'était qu'une suite ininterrompue de menaces chaotiques, de violence inutile, de souffrance indicible. Les spectres y tuaient sans se nourrir, car c'était simplement dans leur nature. Les animaux qui avaient le malheur de trop s'approcher des lieux les plus chaotiques se transformaient en grimm, et ne se nourrissaient plus que de la souffrance de leurs victimes, laissant leur chair en décomposition aux charognards, qui se battaient entre eux pour tenter de s'en repaître. Un être qui était un jour une proie pouvait devenir un prédateur mortel le lendemain, car des dents lui étaient poussées durant la nuit. Le plus grand des prédateurs ne le restait jamais bien longtemps dans cet univers aux règles sans cesse bafouées, dans ce monde désordonné. C'était peut être pour cela que le monde sauvage d'Helljarchen semblait si beau à Lefko. Il était en équilibre.

La Légende de KiineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant