La Légende de Kiine

Numinomachie X

Kiine chevauchait son cheval avec un air renfrogné. Devant elle, s'étendait à perte de vue les grandes plaines de Mines de l'Ouest, les champs étaient encore en partie gelés, et les quelques villages que croisait leur route semblaient calmes mais tendus. La venue de deux étrangères venues du nord attirait naturellement les regards, rarement bons, de cette terre profondément attachée à son indépendance arrachée par les troupes nordiques. Cependant, Actée, chevauchant en tête avec un air déterminé, avait tendance à atténuer les craintes des Miniens, ainsi que leur hostilité, qui retombait d'une détestation forte à la simple méfiance envers les étrangers si naturelle à la région. Il faut dire que les Nordiques n'étaient pas connus pour aimer quiconque d'autre que leurs semblables, et que l'apparence d'Actée ne laissait que peu de doute sur sa race. Tout cela, Kiine y pensait en tentant de détourner son esprit de ce qu'il ramenait toujours sur la table dès que sa concentration lâchait: Yuriana.

Le comportement de son amie l'avait blessée, son incompréhension et ses paroles l'avait blessée, et Kiine lui en voulait beaucoup. Cette nouvelle frustration vint s'ajouter à la montagne de celles qui s'accumulaient déjà dans le coeur de la jeune guerrière. Mais, sans la présence de son amie pour l'aider à se contenir, elle ne pouvait plus compter que sur Actée, laquelle semblait plus désireuse d'attiser cette colère que de la maintenir enfermée.

-Peu importe les griefs que tu as envers ton amie. Avait-elle froidement dit. Nous avons une mission. Une mission dont dépend la vengeance qu'il nous incombe de mener! Il n'est pas temps pour les ballades sentimentales, Kiine!

-Peut être, mais en parler ne nous ralentira pas pour autant, et nous ne pouvons rien faire tant que nous n'y seront pas. Avait répliqué la jeune femme, ce à quoi la nymphe n'avait pas répondu.

Cependant, chacune des remarques froides et implacables de la nymphe était un couteau de plus planté dans la chair de Kiine, effaçant lentement mais sûrement l'image de cette mère de substitution aimante qui l'avait élevée, bordée, nourrie, entrainée et consolée... la douleur de la nymphe semblait avoir pris le dessus depuis bien longtemps, tandis que Kiine peinait à la maintenir enfermée en elle... c'est dans cette ambiance délétère que les champs et forêts rendus mornes par la grisaille se succédèrent, jusqu'à l'apparition des faux bourgs de Mines-sous-pont. Heureusement, la cité était proche de la Taiga d'Odin, ce qui avait rendu le voyage d'autant plus court que la rancoeur des habitants envers les Nordiques y était forte.

Les chevaux et leur cavalières entrèrent sans encombre dans les murs de l'imposante cité, et un spectacle impressionnant s'offrit aux yeux de Kiine. Elle n'avait jamais vu de ville, et la vision de ces rues pavées bordées de maison de pierre et de chaux, aux haut toits pointus s'élançant vers la grisaille lointaine de nuage déclencha en elle une excitation et une curiosité sans borne. Les miniens, vêtus de leur courtes tuniques, de leurs robes et de leur toges, s'affairaient au coin d'échoppe dont s'échappaient de douces senteurs réveillant l'estomac de la jeune Nordique, et elle s'étonna lorsqu'au bout de quelques rues, elle rencontra une maison particulièrement haute, dont les étages successifs étaient séparés par une rangée de pierre, et dont la façade, d'un pastel quelque peu délavé, ne ressemblait en rien à quoi qu'ait pu voir la jeune fille auparavant. Des stands bordaient les rues, tenus par des marchands à la peau bien plus mate que celles si pâles des Nordiques, criant dans leur langue fleurie moult slogan attracteurs dont Kiine ne pouvait qu'imaginer la signification. Le spectacle était cependant accompagné d'un autre, bien moins attirant, lorsqu'au fond d'une ruelle étroite et sombre, la jeune guerrière entrevit une famille s'entassant sous un abri de fortune constitué de quelques branchages, tissus et couvertures rapiécées. Plus loin, un homme auquel il manquait les jambes tendait une main vers les passants qui l'ignoraient pourtant tous royalement...