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Shearazad sentait chaque fibre de son être se désintégrer sous le poids de sa douleur, la laissant creuse, vide, et rongée de l'intérieur. Ses yeux, fixés sur le plafond au-dessus d'elle, semblaient à la fois perdus dans un néant sombre et absents de la scène qui se jouait. Le jeune homme au-dessus d'elle était tout juste conscient d'être devenu une marionnette dans ce théâtre de souffrance personnelle. Pour Shearazad, il n'était qu'un moyen, une distraction éphémère pour étouffer le cri incessant qui hurlait dans son âme.

Elle n'avait même pas pris la peine de retenir son nom. À quoi bon ? Ses gestes étaient mécaniques, dépourvus de désir réel, guidés uniquement par une rage froide et une lassitude profonde. Elle laissait le jeune homme s'affairer, sentant vaguement ses mouvements contre son corps, mais sans jamais s'y connecter. Il était juste là pour combler un vide qu'elle savait désormais inextinguible. Une béance laissée par tout ce qu'elle avait perdu, son enfant, son amour, et quelque part, son identité même.

Elle n'était plus la princesse qu'elle avait été. Celle qui se battait pour son bonheur, pour sa place au sein de sa propre famille, pour un amour qui semblait promettre la guérison. Cette Shearazad-là était morte le jour où son enfant était parti. Ce jour-là, quelque chose s'était cassé en elle, quelque chose qu'elle ne pouvait plus ignorer, qu'elle ne pouvait plus réparer. Et cette cassure la poussait à aller de plus en plus loin, à tester les limites de sa propre humanité.

La rage et la haine qu'elle ressentait n'étaient qu'un masque, un déguisement pour cacher sa vulnérabilité et sa douleur insupportable. Elle avait abandonné toute tentative de se raccrocher à l'amour ou à la tendresse, deux concepts qui lui semblaient à présent étrangers et dérisoires. La seule chose qui lui apportait un semblant de répit était cette cruauté croissante, ce jeu sadique qu'elle avait commencé à jouer avec ceux qui avaient le malheur de croiser sa route. Elle trouvait une étrange satisfaction à manipuler, à blesser, à piétiner les faiblesses des autres, des faiblesses qui, elle le savait, étaient bien présentes en chacun. C'était un pouvoir, un contrôle qui la rassurait, qui lui donnait l'illusion d'être maîtresse de son destin, même si, au fond, elle savait que ce n'était qu'un leurre.

Sa tristesse, cette douleur qu'elle n'osait plus admettre, était devenue un monstre affamé qui l'avait dévorée de l'intérieur. Elle ne pouvait pas supporter l'idée que personne ne s'était soucié d'elle, que personne n'avait tenté de la sauver de cette spirale infernale. Pas même Aemond, qui avait disparu dans ses propres ténèbres, la laissant seule, perdue dans les siennes. Pas même sa famille, qui semblait l'avoir abandonnée à son sort.

Elle se demandait parfois si sa cruauté était une manière de crier à l'aide, un appel désespéré pour qu'on la remarque, qu'on la voie pour ce qu'elle était réellement. Mais ces pensées disparaissaient aussi vite qu'elles venaient, balayées par une autre vague de ressentiment et de rage. Elle en voulait à tout le monde. Elle en voulait à Aemond de l'avoir laissée s'effondrer seule. Elle en voulait à sa famille de n'avoir jamais cherché à comprendre sa peine. Elle en voulait au monde entier de ne pas voir la profondeur de sa douleur.

Shearazad savait qu'elle était sur un chemin autodestructeur, qu'elle se précipitait vers un point de non-retour. Mais elle ne pouvait plus s'arrêter. C'était comme si la douleur et la haine étaient devenues sa seule raison de vivre, le seul feu qui animait encore son cœur brisé. « Si je ne peux pas récupérer mon enfant et mon mari, alors je ferai souffrir chaque personne qui se tient devant moi, » se promit-elle intérieurement, son regard durci fixant le plafond. Elle sentait sa propre résolution se solidifier en quelque chose de froid et de tranchant, comme une lame prête à taillader la chair et l'âme de ceux qui croiseront son chemin.

Elle savait que ce n'était qu'une question de temps avant que tout ne s'effondre. Mais en attendant, elle embrasserait cette nouvelle version d'elle-même, celle qui ne cherchait plus à plaire, à aimer, ou à être aimée. Une femme prête à embrasser la cruauté qui coulait maintenant dans ses veines, car c'était la seule chose qui lui donnait l'illusion d'être en contrôle, de ne pas sombrer entièrement dans l'abîme.

Elle regarda l'homme d'à peine une vingtaine d'années se laissait emporter par une vague de sensations sans vraiment les ressentir. Elle se détacha de lui, la parti de jambes en l'air fini il ne lui servait plus à rien. Le chevalier épuisé se laissa tomber sur le bord du lit son souffle saccadé.

Shearazad sorti un petit sac avec des pièces d'argent et le jeta à l'homme en guise de paiement. Elle savait que c'était une provocation, un moyen de lui rappeller qu'il n'étais rien d'autre qu'une putain dans ses draps.

L'homme, les yeux mi-clos, peinant encore à reprendre son souffle, attrapa d'instinct le sac de pièces lancé dans sa direction. Il resta un moment immobile, ses doigts crispés autour du cuir usé, avant de lever lentement la tête vers Shearazad. Le dédain dans ses yeux était évident, son visage encore marqué par l'effort, mais maintenant figé dans une expression d'amertume et de stupeur. Chaque tintement métallique des pièces semblait graver un peu plus sa honte dans l'air lourd de la chambre.

« Tu me prends pour quoi ? » Sa voix rauque trahissait un mélange de confusion et de colère. Ce n'était pas ce qu'il avait imaginé lorsqu'il s'était laissé séduire par elle, par cette femme envoûtante et dangereuse. Il savait à quoi s'attendre en la suivant, mais ce geste, ce mépris silencieux, allait au-delà de ce qu'il pouvait supporter.

Shearazad, impassible, le regard froid, presque ennuyé, se contenta de hausser légèrement les épaules. Elle n'avait même pas pris la peine de se rhabiller complètement, drapant simplement une couverture sur ses épaules nues comme une reine lasse de ses jeux. « Pour ce que tu es, » répondit-elle avec une tranquillité glaciale, ses yeux scrutant les siens sans ciller, « un divertissement. Rien de plus. »

L'homme sentit sa gorge se nouer, et un éclat de fureur traversa ses yeux. Son visage, encore rougi par l'effort et l'ivresse des moments passés, s'assombrit. « Je ne suis pas à vendre, » gronda-t-il, jetant le sac au sol d'un geste brusque. Les pièces s'éparpillèrent sur les pierres froides de la chambre, roulant dans un tintement métallique qui brisait le silence lourd.

« Tu l'es tous autant que les autres, » répliqua Shearazad avec une froideur calculée. Elle avait senti sa colère s'élever, et c'était exactement ce qu'elle cherchait. Dans cette provocation, dans cette capacité à contrôler la situation jusqu'à la dernière seconde, elle trouvait une satisfaction obscure. Une manière de rappeler à tous – et à elle-même – qu'elle ne permettrait à personne de pénétrer les forteresses de son cœur. Elle faisait payer ses plaisirs, non par des sentiments, mais par l'humiliation crue d'une transaction.

L'homme se leva du lit, tremblant de rage, mais il savait qu'il n'avait aucun pouvoir ici, pas contre elle, pas dans ses appartements. Il ne serait qu'un nom de plus parmi les nombreux amants anonymes de la princesse perdue dans sa propre fureur. « Un jour, » murmura-t-il, le regard noir, « tu regretteras tout ça. »

Shearazad ne sourit même pas. Son visage demeura impassible, presque vide, comme un masque de marbre. « Peut-être. Mais pas aujourd'hui. »

Il s'éloigna sans un mot de plus, claquant la porte derrière lui. Les pièces d'argent étaient toujours éparpillées sur le sol, brillant faiblement dans la lumière des chandelles qui vacillaient doucement. Shearazad les observa, ses pensées dérivant, peut-être, vers ce qui l'avait conduite ici, à devenir cette version implacable et brisée d'elle-même. Mais elle ne pleura pas. Elle ne ressentit même pas l'envie de pleurer. Au lieu de cela, elle se contenta de fixer le vide, son esprit se perdant dans les ténèbres qui l'enveloppaient.

LOCKED || AEMOND TARGARYEN• Où les histoires vivent. Découvrez maintenant