Chapitre 5-8

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L'établissement se trouvait dans le quartier le plus ancien de la ville. Cet immeuble d'une dizaine d'étages en brique orange possédait à l'arrière deux grandes échelles métalliques scellées au mur permettant d'accéder directement au toit où la vue panoramique de Sheryl Valley était magnifique. Je respirai profondément puis me mis à grimper en faisant attention à ne pas glisser.

— Ronney ! s'écria Alistair en me voyant apparaître sur la terrasse. Dépêche-toi, Daphné va bientôt danser.

Bergamote et lui m'invitaient avec des gestes pressés à venir m'asseoir avec eux. Je m'exécutai, heureuse de n'avoir rien raté du spectacle. La voix d'Édith Piaf, une célèbre chanteuse, française, d'une autre époque et au timbre unique, résonnait dans le tourne-disque de Alistair.

— Espérons que la pluie n'arrive pas tout de suite, dit Bergamote en me tendant un sandwich. J'ai pris un parapluie au cas où les choses tourneraient mal.

D'ici, nous dominions toute la ville. Les lumières de la cité se reflétaient sur le lac figé et sur l'horizon, donnant une atmosphère unique au temps qui passe. Cet endroit à la vue exceptionnelle sur les toits ocre des maisons était mon sanctuaire. Ici, j'avais l'impression d'être plus proche du ciel que de la terre. Les soucis du quotidien, eux, étaient restés au pied de l'immeuble.

— J'imagine que tu as profité de chaque seconde de cette journée, Ronney.

Alistair n'attendait pas vraiment de réponse. Tout comme Bergamote, son regard était tourné vers les grandes baies vitrées un peu plus loin, en contrebas. À travers, nous pouvions voir les danseuses étoiles s'échauffer avant de commencer leur cours de danse.

— Pas vraiment, répondis-je tout doucement. Un évènement désagréable est venu s'immiscer dans ma journée qui s'annonçait pourtant parfaite.

Je repris une bouchée de mon sandwich. Bergamote tourna sa tête vers moi avec un regard insistant, rempli d'interrogations.

— Yeraz est venu à Red Chanel et m'a kidnappé quelques heures.

— Yeraz Khan ? s'écria Alistair, abasourdie et en colère.

Mes colocataires, curieux, attendaient de connaître les moindres détails de mes heures passées avec le jeune homme. Pendant quelques minutes, je leur racontais ma séance d'enregistrement désastreuse au studio, le rachat de l'immeuble, ma rage devant ma mobylette qui ne voulait pas démarrer et sa proposition autour du déjeuner dans ce restaurant hors de prix.

Les yeux ronds, Bergamote me demanda de sa voix douce et légèrement trainante :

— Tu n'as pas pensé à appeler la police ?

— Il m'a presque proposé de composer le numéro de téléphone à ma place. Khan pourrait tirer sur la foule en plein centre-ville, il sortirait de cellule dans la minute qui suit. Il est intouchable.

— Tout ça me paraît dangereux, Ronney. Tu devrais abandonner ce poste. N'est-ce pas, Bergamote ?

Cette dernière hocha la tête, la mine sévère. Je repensais à la proposition de Yeraz : me donner l'argent nécessaire pour le traitement de mon frère contre ma démission. Je pris la dernière bouchée de mon sandwich et mâchai rageusement.

— Non, toute ma vie j'ai fui. J'ai baissé la tête au lieu de la relever. Il me faut un exutoire et mon exutoire, ce sera lui !

— Je ne suis plus tout jeune, mais je peux te donner un coup de main, me proposa Alistair, l'air malicieux en me servant un verre de vin rouge.

— Attention, le cours commence !

Bergamotte changea soudain d'attitude et laissa place à un visage complètement épanoui. Je tournai la tête vers les grandes fenêtres. Les danseuses commençaient leur danse avec une grâce et une sûreté que le commun des mortels n'aurait pour la plupart jamais. Un sourire béat se dessina sur mon visage. Leurs gestes, d'une élégance rare, caressaient l'air avec une parfaite coordination. Dix-sept danseuses s'élançaient avec impétuosité dans la salle parfaitement éclairée.

Ce ratio exceptionnel allait se produire dans quelques semaines, le jour de Thanksgiving, sur la plus grande scène de Sheryl Valley. Mes deux colocataires et moi avions économisé presque toute l'année pour pouvoir nous offrir ces places. Chaque samedi nous les regardions s'entraîner dans le plus grand secret depuis ce toit. Cet endroit était le jardin d'Eden d'Alistair depuis des décennies et ils nous avaient montré ce lieu chargé de magie pour partager avec nous un moment de paix intérieure et de communion avec l'esprit. C'était notre rendez-vous du samedi soir.

— Daphné arrive ! s'exclama Alistair en se levant suivi de Bergamote.

Notre meilleure danseuse commençait son solo en inclinant sa tête sur la gauche puis sur la droite. Elle était éblouissante, vêtue tout en blanc. Les reflets de la lumière scintillaient sur sa peau noire, la rendant encore plus majestueuse qu'elle l'était déjà. La musique ne nous parvenait pas d'ici, mais nous nous laissions transporter par chaque geste, chaque pas que Daphné faisait. Elle nous hypnotisait.

Finalement, la soirée se terminait plutôt bien. Nous étions tous les trois à notre rendez-vous le plus important de la semaine, avec notre Daphné.

Ugly Ronney T1 : mafia romance [Français]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant