L'atmosphère du salon était chargée du parfum de Cologne très volatile de ma colocataire. Je laissai le courrier sur la petite table à l'entrée de celui-ci avant de poser mon regard sur Bergamote, bien installée dans le vieux canapé, devant sa série préférée. Ses nombreuses rides creusaient sa petite figure douce toujours bien poudrée. À quatre-vingt-six ans, cette vieille dame avec de beaux cheveux, blancs et bien coiffés, aimait prendre soin d'elle.
— Comment s'est passée ta journée de l'enfer ? me demanda-t-elle, sentant mon regard sur elle.
Bergamote ne prit pas la peine de détourner les yeux de l'écran, trop absorbée par sa série.
— C'était horrible, mais il s'est passé quelque chose de bizarre. J'ai été embauché comme assistante personnelle pour le compte d'un richissime homme d'affaires.
Il n'y avait qu'un mot important dans cette phrase pour arriver à faire lever les yeux de Bergamote de son émission de télévision.
— Tu as dit "richissime" ?
Toujours debout, dans la pièce, je remontai mes lunettes puis enfournais mes mains à l'arrière de mon pantalon et secouai la tête.
— Tu sais, le gage qu'on fait faire aux autres dans ma famille, quand ils ont vingt-cinq-ans, et bien le mien était de me présenter aux portes d'une villa, à Asylum chez les Khan.
— Les Khan ?
La voix d'Alistair surgit de derrière moi. Mon second colocataire apparût, le journal à la main, l'air à la fois effrayé et étonné. Sa silhouette menue, mais robuste s'arc-boutait sous la pression de ses grandes bretelles qui tenaient son pantalon. Son regard bleu vif donnait à son visage abîmé par le temps, une impression d'austérité. Le plus souvent, il était dans son coin à la table de la cuisine en train de bricoler ou de lire.
— Je commence demain matin. Au début, je ne voulais pas du poste que me proposait madame Khan. J'ai refusé à plusieurs reprises, mais quand elle m'a parlé du salaire de douze mille dollars, je n'ai pas hésité. J'ai vraiment besoin de cet argent.
— Douze mille dollars ! murmura Bergamote qui avait fait complètement abstraction du poste de télévision.
Alistair referma son journal et passa sa main sur son crâne chauve avant d'ajouter :
— Cette famille saoudienne n'a pas bonne réputation, Ronney. Ce sont des mafieux. Ils font partie de la "Mitaras Almawt"
— Camilia Khan a tout à fait l'air normale. Je peux démissionner à tout moment et puis les journaux racontent beaucoup de choses.
Je me sentais obligé de me justifier face à l'inquiétude qui les habitait subitement.
— Les soins médicaux d'Elio sont exorbitants. Mes parents n'auraient plus besoin de se tuer au travail pour les payer.
Alistair, tracassé par cette nouvelle, partit s'asseoir au côté de Bergamote. Il se frotta le menton du doigt et déclara :
— Ça ne changera rien sur le faite que la Rosa Negra en aura toujours après le restaurant de ton père. Il continuera de se faire racketter tous les mois. Que pensera-t-il de ton nouveau travail avec les Khan quand lui-même est victime d'une mafia puissante dans son quartier ?
Je remontai mes lunettes et me mis à arpenter la petite pièce en réfléchissant. Tout se mélangeait dans ma tête : les remarques blessantes des membres de ma famille, les traits fatigués de mon père, Elio et ses nombreuses chimios...Caleb. Au moment où je m'arrêtai de marcher, une douleur désormais familière se réveilla en moi. J'avais besoin d'autre chose dans ma vie.
— Je ne suis pas obligé de leur dire pour ce nouveau travail. Le studio m'a donné plus d'heures et c'est tout.
Je soulevai mes épaules et continuais :
— Yeraz est un homme d'affaires très discret. Les paparazzi n'en ont pas après lui.
— C'est surtout qu'ils en ont la trouille. Et c'est quoi ses affaires à ce Yeraz ?
Bergamote avait haussé le ton sur les derniers mots. Quelqu'un d'autre que moi l'aurait sûrement envoyé balader, mais j'en étais incapable. Je n'étais pas comme ça et toutes ces questions partaient d'une bonne intention : celle de me protéger. Mes deux colocataires saugrenus étaient devenus avec le temps des gens importants dans ma vie et avec eux, je me sentais normal.
Je passai ma langue sur mes lèvres.
— C'est un entrepreneur. L'aîné des Khan possède le club de nuit "le Dream Diamond" et il est aussi dans le secteur du bâtiment et de l'immobilier.
Mes deux interlocuteurs s'échangèrent un regard lourd de sens puis Alistair se leva brusquement.
— Ronney, fais juste attention à toi. Nous ne voulons pas que tu te mettes dans une situation dans laquelle tu n'arriverais plus à t'en sortir.
Il baissa les yeux et cherchait ses mots. Bergamote se leva à son tour et déclara, le sourire aux lèvres :
— Ali a réparé la pompe à carburant de ta mobylette, tu pourras de nouveau l'utiliser dès demain.
— Merci, ça me sera utile ce week-end pour aller le studio. Madame Khan préfère que j'utilise les services Uber pour mes déplacements, en semaine. Tous les frais seront à sa charge.
Mon colocataire s'éclaircit la voix et claqua dans ses mains pour clore cette discussion.
— Bon, je crois qu'il ne nous reste plus qu'à célébrer ça ! Tu as trouvé un boulot qui va te rapporter assez pour payer ce fichu loyer. J'espère que tu ne comptes pas nous foutre dehors.
Bergamote se mit à rire franchement avant de s'avancer vers l'entrée du salon.
— Je vais réchauffer la lasagne et ouvrir une bonne bouteille pour le diner.
J'allais la suivre dans la cuisine quand Alistair m'attrapa par le bras pour m'attirer au milieu de la pièce.
— Un petit Twist, Ronney.
Je me plaignis à voix basse pour le dissuader d'allumer le tourne-disque :
— Non, Ali. Je suis épuisée et je ne danse que le Rock, tu le sais bien.
En vain, Alistair sortit un trente-trois tours de sa collection de vinyle et plaça le disque sur la platine. La voix de Chubby Checker raisonna alors contre les murs de tout l'appartement.
— Regarde, Ronney. Tout est dans la hanche. Essaye !
Devant la bonne humeur de mon ami et son déhanché, désarticulé, je ne pus cacher plus longtemps mon sourire. Du haut de ses quatre-vingt-deux ans, Alistair était un danseur qui aimait prendre des risques. Je remontai mes lunettes et me laissais entraîner par le titre "Let's Twist Again". Même si mes pas de danse étaient mal assurés, je prenais plaisir à décompresser enfin de ma folle journée. Bergamote nous rejoignit pour danser elle aussi avec son tablier rose et sa cuillère en bois à la main.
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Ugly Ronney T1 : mafia romance [Français]
RomanceRonney est une jeune femme introvertie au physique disgracieux. Elle vit très modestement dans un des quartiers les plus pauvres de Sheryl Valley, une ville gangrénée par la mafia au sud de la Californie. Sans diplôme, elle travaille dur dans le res...