— Tu n'aurais pas dû lui donner cette adresse, s'indignait Alistair en parcourant la terrasse à grands pas, les bras levés vers le ciel.
— Calme-toi. Ronney sait ce qu'elle fait.
— Non, Bergamote. Le fils Khan est un mafieux. Il n'est pas différent des autres et il va venir ici. Nous invitons le loup dans la bergerie !
Postée en retrait, je ne disais rien. Alistair n'avait pas tort. J'avais cédé à Yeraz et je m'en voulais de faire subir la présence de cet homme à mes deux amis. Bergamote essayait d'apaiser Alistair, mais ce dernier ne voulait rien entendre. Il fulminait toujours en faisant de grands gestes.
Soudain le grincement de l'échelle fit taire mon ami. Il vint se placer au côté de Bergamote et nous guettâmes l'arrivée de Yeraz, à l'autre bout de la terrasse, en retenant notre souffle. Mon cœur battait à tout rompre et faillit s'arrêter quand il apparut enfin dans son costume sombre. Mes épaules se relâchèrent quand ses yeux trouvèrent les miens. Après avoir perçu comme une hésitation, il me gratifia d'un petit sourire.
Je tournai mon visage vers Bergamote qui hocha la tête avec un regard pétillant de malice. Alistair, lui, boudait toujours. Encouragée par la gaieté de mon amie, je rejoignis Yeraz.
— Bonjour, murmura-t-il.
Je fus secoué d'un frisson. Mes yeux se posèrent en premier sur ses cheveux courts aux reflets roux puis descendirent sur ses traits réguliers, harmonieux qui lui conféraient ce genre de beauté si rare. J'inclinai ma tête.
— Où étais-tu ?
Yeraz baissa son visage avant de le relever et de le tourner vers le paysage au loin. Il découvrait un vaste panorama. Une vue sur tout Sheryl Valley qu'il n'aurait jamais pu voir ailleurs qu'ici. Muré dans le silence, il se laissait aller à la contemplation en proie à cet instant à une profonde mélancolie. Son visage suait la lassitude et l'ennui. Après de longues secondes, il répondit sans me regarder :
— Des affaires importantes à...
Laissant sa phrase inachevée, il continua :
— Cet endroit est si paisible.
Je lui pris le bras et l'entraînai au bord du toit.
Il s'assit sur le muret et je me plaçai debout, en face de lui. Ses yeux s'attardèrent sur moi. Je me rappelai alors que je portais une robe. Mal à l'aise, mes joues se mirent à rosir.
— Tu as l'air différente ce soir, déclara Yeraz à voix basse comme pour ne pas troubler la tranquillité de ce lieu même si la musique du tourne-disque d'Alistair se réverbérait en échos lointains.
Je battis plusieurs fois des paupières sans arriver à trouver quoi lui répondre. Il tourna son visage vers Bergamote et Alistair qui dansaient un peu plus loin sur une reprise en anglais d'une chanson d'Édith Piaf : Milord.
— Belle valse, remarqua-t-il.
— Tu as l'air de t'y connaître.
Yeraz revint sur moi. La main posée sur la nuque, il finit par répondre :
— Dans le milieu où j'ai grandi, il vaut mieux connaître toutes les danses de salon. Ça peut toujours nous servir dans les grandes réceptions.
C'est là que j'aperçus sa peau écorchée sur ses poings. Ils étaient si abîmés. J'ouvris de grands yeux, la gorge nouée, j'étais médusée face à l'image déplorable de ses mains. Je relevai mon visage et mes prunelles s'accrochèrent aux siennes et s'y crampèrent. Yeraz ouvrit la bouche et ses mots me glacèrent jusqu'au plus profond de ma chair :
— J'avais oublié mon arme dans la voiture. Je déteste terminer mes rendez-vous en me salissant les mains.
J'essayai de respirer normalement sans y parvenir.
— Tu finiras comme les autres gangsters, les pieds sous terre.
Je le regardai, baigné dans le clair de lune. Il paraissait déjà être un fantôme qui viendrait me hanter même une fois mort. Je me mis à observer chaque millimètre de son visage, de peur de l'oublier un jour.
Yeraz plissa le front.
— Non, moi, je suis l'exception à la règle.
Sa réponse sarcastique, son arrogance sans borne me firent grincer des dents.
— Aimes-tu réellement cette vie ?
— C'est la vie que j'ai choisi ! me répondit-il sèchement.
— Et tu étais obligé d'infliger ça à cet homme ?
Yeraz me foudroya du regard, il perdait patience.
— Oui, on parle de millions de dollars, Ronney. L'argent dans ce bas monde est le nerf de la guerre. Les affaires c'est les affaires !
— Et la richesse mérite-t-elle vraiment un tel enfer sur cette terre ?
Je le dévisageai plein de défiance. Il m'affronta quelques instants d'un regard saturé de souffrance. Cette fois, c'est lui qui baissa le regard avant d'énoncer une vérité indiscutable :
— Tu ne sais rien de moi !
Je hochai la tête. C'est vrai, je jugeai cet homme sans vraiment rien connaître de lui. Je croisai les bras sur ma poitrine et inspirai profondément avant d'avouer à voix basse :
— J'ai eu si peur qu'il te soit arrivé quelque chose. Ne m'en veut pas de m'inquiéter pour toi. Ces dernières heures n'ont pas été faciles pour moi.
Mes paroles si claires de vérité ne semblaient pas l'atteindre. Mon cœur et mon esprit étaient si vulnérables en sa présence. Yeraz releva son visage teinté d'une douce griserie. Une lueur trouble et coupable dénaturait son regard si net, si implacable. Sentant qu'il m'avait blessé par son absence et par son long silence, il se racla la gorge comme quelqu'un qui cherchait à gagner du temps, mais du temps, moi, je n'en avais pas. Dans deux mois, il serait libéré des diktats et des décisions de sa mère. Il n'aurait plus de garde-fou pour retenir toutes ses mauvaises intentions, toute cette violence qu'il gardait en lui. Je ne sais pas ce qu'il lut à ce moment au fond de mes prunelles, mais il tressaillit en voyant toute cette détresse qui me hantait.
— Je n'aurais certainement pas oublié cette arme si j'avais été moins occupé à penser à toi. Tu ne sais pas à quel point ta présence m'est nécessaire.
Mon pouls explosa. Une force attractive me poussait à aller dans ses bras, mais mes jambes refusaient de répondre. Quel poids pesait ainsi sur moi ? Celui de l'anxiété ? De la peur ? Non, de l'amour, souffla une petite voix dans ma tête. Je choisis l'humour pour répondre à ses paroles, en espérant détendre l'atmosphère qui commençait à devenir un peu trop intime entre nous :
— Et bien, je pense que tu as de la chance de m'avoir rencontré.
Yeraz secoua la tête avant de laisser échapper un rire, puis il passa sa langue sur ses lèvres ce qui eût aussitôt l'effet d'augmenter la température de mon corps de plusieurs degrés.
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Ugly Ronney T1 : mafia romance [Français]
RomanceRonney est une jeune femme introvertie au physique disgracieux. Elle vit très modestement dans un des quartiers les plus pauvres de Sheryl Valley, une ville gangrénée par la mafia au sud de la Californie. Sans diplôme, elle travaille dur dans le res...