Chapitre 59

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« Ma porte est toujours ouverte. »

Philippe me l'avait mainte fois répété, après mon accident, et j'avais acquiescé sans vraiment y penser. Je n'avais jamais eu l'intention de m'imposer à lui, à sa femme. Je n'étais donc jamais passé par hasard chez eux, sans prévenir, jusqu'à ce soir. Être avec Philippe était nerveusement fatiguant, mais paradoxalement assez simple. Je le connaissais, lui également, alors c'était facile de faire semblant, même si je savais qu'il voyait tout. Comme à leur habitude, le couple avait été ravi de m'ouvrir leurs portes. En me voyant débarquer, mon mentor avait compris, mais il n'avait rien dit.

— Il s'est passé quelque chose ? m'avait-il demandé, quand Maria était partie chercher des bières.

J'avais juste souris et il s'était renfrogné. Peut-être pensait-il que je m'étais disputé avec Eva, ou que j'avais cessé ma relation avec elle. Il n'oserait pas aborder le sujet de toute façon, alors je ne l'encourageai pas à m'interroger. J'avais conscience d'être stupide, ou lâche, voire les deux, de ne pas vouloir me confier à lui, mais je n'y parvenais pas. Je pouvais gérer tout seul. Passer la soirée avec lui et Maria soulageait déjà mon âme.

Après le dîner, il me raccompagna à ma voiture et posa une main sur l'épaule, paternaliste.

— Fais-moi plaisir, dis-moi au moins si tu vas bien.

J'esquissai une grimace, incapable de lui mentir.

— Mieux que tout à l'heure.

— Belle esquive.

Je pouffai doucement et lui fis face, penaud.

— Je suis tombée sur une photo de Nora, soufflai-je finalement.

Ses sourcils se froncèrent si fort qu'ils semblèrent ne faire qu'un. Il ne répondit pas tout de suite, digérant l'information, et son visage se détendit d'un coup.

— C'est la première fois depuis des années que je ne t'ai pas entendu prononcer ce prénom, remarqua-t-il.

C'était vrai, ces quatre lettres avaient déjà eu tendance à me faire perdre pied. Elle m'avait brisé une fois, comment pouvais-je continuer à la laisser m'atteindre ?

— C'est bon signe, du coup ? m'interrogeai-je à voix haute.

— J'imagine que oui, grogna Philippe. Elle doit te faire du bien, la petite.

J'éclatai de rire et il me jeta un regard surpris, puis il réalisa son double sens. Il secoua la tête, paraissant horrifié par ses propres paroles.

— Oui, bon, tu m'as compris, grommela-t-il, gêné. Bordel, Luc, elle est mineure !

— Plus pour longtemps, ajoutai-je malicieusement.

— Je veux même plus aborder ce sujet. Moins j'en sais, mieux je me porte.

— Pas de vagues, hein ? ironisai-je.

— Pas de blagues, surtout, imbécile ! Je te jure que si vous vous faites prendre, je...

— Ça n'arrivera pas, interrompis-je. Regarde, ça fait deux mois déjà. Je suis prudent.

Il se renfrogna et nous nous saluâmes pour la soirée. Sur le chemin du retour, je ne pus m'empêcher de faire un détour par la route où j'avais heurté l'arbre. Ma gorge se noua un kilomètre avant le lieu de l'accident, mais je continuai, résolu. Enfin, j'y arrivai et mes poumons se figèrent. Une bande de terre bordait la route et je m'arrêtai, les mains tremblantes, toutes mes sensations de ce jour-là me revenant de plein fouet.

La douleur, si forte, que j'avais eu le sentiment que mon cœur avait fini par se briser, littéralement. Les mains fermement crispées sur le volant, que je tournais sans même y penser. Le soleil qui m'éblouissait à cause de mes lunettes de soleil oubliées, en plus des larmes brouillant ma vue. Le souffle, court, mais chaud, qui s'échappait de mes lèvres, dans l'habitacle glacé par le manque de chauffage. Puis, la sensation de plénitude, quand j'avais quitté la route, une microseconde, avant de m'encastrer dans l'arbre. Et enfin le néant, salvateur.

Evangeline [En cours]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant