5. Cuisine pimentée (réécriture)

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Maintenant que Minhok m'a mise dehors, j'ai tout le temps de penser à mon estomac. Autour de la place Gwanghwamun, cela ne manque pas de restaurants. J'entre dans un petit établissement qui a le grand avantage de m'offrir une vue convenable sur l'entrée des bureaux de la Newsweb-Korea. Dès qu'il sortira, je pourrai observer Minhok de loin, même si je sais que je ne retenterai rien avant demain matin.

Je m'assieds près de la fenêtre, à une table de quatre. Les lieux sont presque vides ; l'horloge indique 15 heures, déjà.

Je retire ma veste. Il fait une chaleur étouffante, à l'extérieur comme à l'intérieur. La prochaine fois, je choisirai un restaurant climatisé. Je remonte jusqu'à mes coudes les manches longues de ma chemise. Je ne le fais jamais à l'Université, j'ai toujours peur que quelqu'un remarque mes cicatrices. J'ai beau savoir qu'elles ne sont pas très visibles, je redoute la réaction des gens. Je ne tiens pas à ce que des inconnus comprennent, en un bref coup d'œil, que j'ai eu une vie compliquée.

La serveuse surgit dans mon dos et je sursaute, puis m'excuse en saisissant le menu plastifié. Cette jeune femme n'a même pas mon âge. Je la trouve splendide, avec ses yeux bridés et sa ligne svelte. Si la vie était bien faite, je lui ressemblerais. Sans erreur de la nature, mon nez ne serait pas pointu, mais un peu aplati, je ne serais pas blonde et je n'aurais pas de seins ; je travaillerais, moi aussi, dans un établissement comme celui-ci pour me payer des études ; j'habiterais à Séoul ; je serais Coréenne.

Je parcours la carte en me disant que mon estomac n'est pas aussi gros que ma curiosité. Je suis très largement informée sur la cuisine coréenne, mais, encore une fois, aucune instruction ne remplace l'expérimentation. Je voudrais tester chacun des plats à la carte de ce restaurant, alors qu'il y en a deux douzaines. Je décide d'être raisonnable et je ne commande qu'un plat, un bulgogi, une sorte de bœuf mariné et grillé.

En attendant ma nourriture, je contemple la vue. J'ai rêvé tellement longtemps de cette ville, j'ai l'impression de la reconnaitre. Séoul n'est pas très déroutante pour une Occidentale, en tout cas ce n'est pas le cas de ce quartier. Le cœur de la ville est récemment reconstruit, tout neuf : feux tricolores, voitures, immeubles et panneaux de circulation ; tout est comme chez nous. J'observe les passants, plus ou moins pressés, leurs vêtements ne sont pas différents des nôtres, mis à part quelques détails. Par exemple, les femmes (surtout celles d'un certain âge) portent des bandeaux de tête à visières pour se protéger du soleil.

À propos de soleil, il frappe fort, rudement fort. L'asphalte, sous les roues des voitures, scintille comme s'il était humide. Je repense à la crainte des Laaziz. Jusqu'à l'aéroport, ils ont tenté de me dissuader de partir. Ils se comportaient comme si je m'en allais dans un pays en guerre. Pourtant, même si je suis totalement seule dans un pays étranger, je me sens en sécurité, physiquement et mentalement. Je ne me ferai pas avaler, il n'y a aucun risque.

Le bulgogi arrive, bien accompagné. J'avais totalement oublié qu'en Corée du Sud, les plats sont servis avec le riz, la soupe de kimchi et le banchan, une série de petits accompagnements déposés dans des récipients individuels proportionnels à leur taille. J'ai devant moi six assiettes et bols, en porcelaine ou en cuivre. Une agréable odeur de viande, de ferments et de piments me caresse les narines et j'ai automatiquement l'eau qui me vient à la bouche. Il n'y a pas énormément de nourriture, mais l'accumulation de toute cette vaisselle donne l'illusion que le repas est un festin. Les Coréens sont épicuriens quand il s'agit de nourriture.

Avant de prendre mes baguettes et de m'attaquer à ce spectaculaire repas, je dégaine mon téléphone portable. Je prends une photographie et l'envoie à Soumaya. Je sais qu'il est cinq heures du matin en France. Elle le lira en se réveillant. Elle qui ne mange rien le matin d'habitude, ça ne m'étonnerait pas que ça lui ouvre l'appétit. J'en profite pour lui envoyer un message :

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant