Je savais déjà que la Corée du Sud avait l'industrie cosmétique la plus avancée du monde, avec ses six milliards de bénéfice par an, et que ses concitoyens dépensaient des sommes folles pour s'acheter toutes sortes de produits de beauté, mais c'est la première fois que je vois Myeong-dong de mes propres yeux ; ici, une boutique sur deux est consacrée à la vente de cosmétiques. On se croirait à Disneyland, tout est ludique, mignon et coloré. Il semblerait qu'un arc-en-ciel a vidé ses couleurs sur les façades.
Nanae marche vite, elle donne l'impression de savoir où elle va ; tout l'inverse de moi, complètement perdue, même mes yeux ne savent pas où se poser. La jeune Coréenne se retourne tout le temps, pour vérifier que je n'ai pas été emportée par un groupe de touristes chinois.
Chaque fois qu'elle se retourne, la rotation de sa tête entraine ses cheveux. Je la trouve physiquement en accord avec ce monde. Elle n'a pas à rougir des publicités qui s'affichent sur les devantures de ces magasins. Elle ressemble aux égéries des grandes marques. Je retrouve sur le visage de Nanae tous les canons, pourtant si stricts, de la beauté à la coréenne.
Il y a d'abord la peau parfaite, éclatante et surtout claire, très très claire. Le maquillage qu'elle utilise favorise cet excès de pâleur. Pour contrebalancer l'aspect morbide de ce visage blafard, les joues et les lèvres sont rosies tout aussi artificiellement. Puis je remarque qu'elle a un petit visage. En effet, les Coréens pensent que pour être beau leur visage doit pouvoir disparaître derrière la surface d'un cédérom. Je poursuis mon inspection en notant que Nanae possède un menton en forme de V, des pommettes saillantes, un nez étroit, court et petit, et surtout : de grands yeux.
L'opération dite de la double paupière, qui permet d'avoir un regard plus occidental, est l'opération de chirurgie esthétique la plus pratiquée en Corée du Sud et, puisque la Corée est le pays du monde dans lequel la chirurgie esthétique se pratique le plus, on peut dire que cette fameuse opération est totalement banalisée.
Je me demande si Nanae y a déjà eu recours. Elle est si jeune !
Elle m'entraine dans une boutique qui propose de maquiller les gens. Je comprends en écoutant la musique en fond sonore et en regardant les modèles utilisés pour les publicités que nous sommes dans une boutique créée par une agence de K-pop. Les plus grandes agences musicales coréennes ne font pas que de la musique. Elles se sont diversifiées, d'abord dans le divertissement, le cinéma et la télé ; puis dans les médias, la mode et les produits de beauté.
Je m'assieds sur un haut tabouret, devant un miroir, comme chez le coiffeur. Nanae se trouve à côté de moi. Quand ses pouces ne sont pas en train de s'activer sur son smartphone, elle me sourit. Elle est toujours très souriante. Deux garçons s'occupent de nous. Tous les deux splendides, quoiqu'un peu artificiels. Ils ne sourient pas et s'appliquent à rectifier mon teint et à agrandir mon regard.
Lorsqu'ils ont terminé, la femme que le miroir me renvoie ne me déplaît pas. Habituellement, je ne me maquille pas autant les yeux, parce que je trouve qu'ils se suffisent à eux-mêmes, mais là, je trouve que le style K-pop me va plutôt bien.
— On dirait deux papillons bleus, murmure Nanae en me regardant.
Je pense que c'est à la fois le plus gros cliché que je n'ai jamais entendu et le plus beau des compliments que l'on ne m'ait jamais fait.
Nous sortons du salon de maquillage et Nanae me presse :
— Nous n'avons plus beaucoup de temps, il ne faut pas trainer.
Quelques minutes plus tard, après que nous soyons entrées dans un centre commercial, que nous ayons gravi quatre escalators, Nanae me présente des vêtements. Ses yeux vont des rayons à moi, en repassant sur son écran. Elle a toujours son téléphone à la main. Je pourrais mal le prendre, mais Nanae a l'art de pouvoir faire deux choses en même temps : m'aider et être sans cesse le nez sur son téléphone.
Je refuse tout ce qu'elle me montre : des crops, des t-shirts, des chemisiers, des débardeurs, des bandeaux, des robes.
Je suis obligée de secouer la tête de gauche à droite, encore et encore. Je dis : « Non, merci. », je dis : « ça n'ira pas. », je dis : « pas celui-ci ».
Ses yeux se lèvent de leur écran, se posent sur moi.
— Pourquoi ? Il est parfait ce haut !
— Ce sont les manches.
— Les manches ? Qu'est-ce qu'elles ont les manches ?
Nanae regarde la fripe en faisant la moue.
— Elles sont courtes, expliqué-je.
— Pourquoi ? Tu ne veux pas montrer tes bras ?
— Ils sont moches.
Il s'agit du premier mensonge qui m'est passé par la tête, ce n'était peut-être pas le meilleur. Les yeux de Nanae dérivent sur mes bras, je les croise. Jusque-là, Nanae se comporte avec moi comme si j'étais une fille parfaitement normale. Je ne veux pas que ça change.
— Comment des bras peuvent-ils être moches ?
— J'aime bien mes jambes. Pas de problème pour les jambes.
L'adolescente retrouve son sourire.
— Je suis sûre que tu as de très jolies jambes. Tu es grande.
Je trouve amusant qu'elle me dise ça, parce que Nanae est plus grande que moi. Son corps lui ressemble, il est impatient de croître comme elle-même est pressée d'entrer dans la vie active.
La jeune fille me dégotte la tenue parfaite. Dans la cabine, j'enfile un combi-short noir, avec des manches en tulle. Le tissu transparent dévoile la forme de mes bras, mais mes cicatrices restent bien camouflées. Au niveau du décolleté, sous la toile transparente, un tissu opaque cache ma poitrine tout en la suggérant. Mes jambes totalement nues manque de soleil.
Je sors de la cabine d'essayage et Nanae me dit :
— C'est très bien. Tu es très jolie.
Mes mains tirent un peu sur le bas du short, comme si je pouvais le redescendre. Je n'ai pas l'habitude.
J'attirais déjà pas mal l'attention, à Séoul, avec mon mètre soixante-quinze et mes cheveux blonds. Là, je ne vais plus pouvoir passer inaperçue. Pour un casting où le physique constitue un élément important, cette tenue convient parfaitement. Tant qu'à faire un casting, autant le faire à fond, non ? Si je pouvais être prise, ça serait fantastique. Je pourrais me rapprocher des gens qui connaissent la vérité. Ça vaut la peine que je m'expose et que je me sente un peu mal à l'aise.
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Pour Minsuk
Misterio / SuspensoQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...