78. Explications (réécriture)

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Je rentre à la Pak avant l'heure fatidique de la reprise des cours. Il n'est pas encore 8 heures du matin lorsque je monte dans ma chambre pour brancher mon téléphone et récupérer mon cahier de solfège. Dans les couloirs, l'ambiance n'a pas changé, les trainees convergent vers la salle de musique, ponctuels, disciplinés.

Je me sens emplie d'une étrange vigueur. Oui, la nuit a été difficile, mouvementée. J'ai beaucoup pleuré. Mais, déjà, j'ai l'impression que le choc est derrière moi. Je ne veux voir que devant, et quelque chose me dit que j'approche de la vérité. Il me tarde de consulter les notes de Sunhee à la fin des cours.

Je rejoins l'attroupement d'étudiants de premier cycle, me dirigeant directement vers Nanae. Mon amie ne cache pas son soulagement en me voyant approcher.

— Où étais-tu ? On s'est inquiété.

— Ne t'en fais pas. Je prenais l'air, c'est tout. Je vais bien.

— Tu prenais l'air ?! Mme Cho a vu que tu n'étais pas là ce matin. Je n'ai pas pu trouver d'excuse. Tu vas prendre un avertissement, je suis tellement désolée.

Je ne réponds pas, les mots de Nanae n'atteignent plus mon cerveau. Parmi les étudiants massés devant la salle de musique, je viens d'apercevoir Rémi. Il semble si sombre : ses yeux sont cernés, rougis. Je devrais peut-être partir... Il ne m'en laisse pas le temps, nos regards se croisent et aussitôt il lève une main et crie : « Jeanne ! »

Il tente de se frayer un chemin vers moi, entre les étudiants. Lâchement, je me cache derrière Nanae. J'entends ses pas approcher et il écarte sans ménagement mon amie, ma dernière barrière. Je suis contrainte de lever les yeux vers lui. Je lis sur ses traits durs tous les reproches qu'il brûle de me jeter à la figure.

— Alors, c'est fini ? Tu me lâches ?

Je regarde à droite, à gauche. Tout le monde nous observe. Comme il me parle en français, ils ne peuvent pas comprendre, mais il n'y a pas besoin de traduction pour saisir qu'il me fait une scène.

— Je ne sais pas... oui.

Soudain, il frappe du pied sur le sol. Je sursaute en arrière. Il me saisit par le bras.

— Allons en parler plus loin.

— Je ne veux pas te suivre. Lâche-moi !

Son souffle, si court, siffle entre ses dents. Lui aussi sent qu'on nous regarde et ses doigts desserrent sa prise. La mâchoire serrée, il me chuchote :

— Écoute ! Je n'avais jamais expliqué ces choses-là à personne... jamais. Tu es la première... Je t'ai montré quelque chose de personnel et toi...

Je détourne les yeux. Ma gorge se serre douloureusement.

— Rémi, tout le monde nous regarde.

— J'en ai rien à faire ! Rien du tout. Je veux que tu m'écoutes. Ce que j'ai fait, c'était sans doute idiot, mais ce n'était pas cruel. Tu entends ? Ce n'était pas cruel ! Ce qui était cruel, c'est ce qu'on m'a fait avant, à moi. J'étais obèse, Jeanne ! Tout le monde se foutait de ma gueule à l'école...

Il s'interrompt un instant. Je n'ose plus respirer.

— ... Je n'avais pas revu ma mère depuis des années. À la maison, mon père n'était jamais là. Tellement absent qu'un jour je lui ai dit que je voulais solder mon compte en banque. Il a voulu savoir pourquoi ; je lui ai répondu que je détestais la HSBC, parce qu'elle m'avait volé mon père. Il m'a giflé et m'a ordonné de respecter son travail. Tu comprends ! Tu comprends pourquoi j'étais à bout ?

— Rémi, dis-je pour le faire taire.

Mme Chae, l'enseignante de solfège, venait d'arriver. Elle a déjà ouvert la salle et quelques élèves se dirigent à l'intérieur, peu nombreux, car la majorité reste pour ne rien rater du spectacle. D'habitude, Rémi conserve son masque de perfection en toutes circonstances. Sa détresse actuelle surprend, dévoilant un Rémi différent, plus incertain, plus fragile – un Rémi vrai. Et moi, je reste là, et je n'ai qu'une envie : disparaitre.

— Rémi, je ne veux pas avoir cette conversation, pas maintenant. Pas...

— ... Merde ! Tu te rends compte que je n'étais jamais allé aussi loin avec une fille. Je te parle pas de sexe, mais... J'ai des sentiments pour toi... et là, je me sens rejeté. La dernière fois que je me suis senti aussi rejeté, c'est quand mon père m'a dit qu'il avait honte d'avoir un fils obèse.

Rémi tais-toi, je t'en prie. Je veux vraiment disparaitre, devenir invisible, pour qu'il arrête de me dire ces choses. Plus il me jette ses émotions au visage, plus ma colère envers lui s'anéantit, installant un sentiment plus désagréable encore.

Je me sens nulle.

— Hum hum, tousse Mme Chae pour attirer notre attention. Le cours va commencer, alors, vous allez baisser d'un ton tous les deux. Sinon, je vous renvoie à vos managers.

L'enseignante de solfège se tient bien droite, devant l'entrée de sa classe. Rémi continue de me fixer.

— Les autres. Les spectateurs. Vous rentrez immédiatement.

Les étudiants s'exécutent. Nanae, à la traine, me lance un dernier regard empli d'interrogations.

— Vous, M. Lim, vous m'avez habitué à mieux.

— Excusez-moi, Mme Chae. Ça ne se reproduira plus.

Rémi s'incline très bas, ses yeux sont vides. Je m'excuse à mon tour, certaine de faire moins bien.

Plus tard, durant le cours de musique, Rémi me glisse :

— Et si je parviens à démontrer qu'un homme bien peut tenter de se suicider, tu me laisseras une seconde chance ?

Veut-il démontrer que Minsuk s'est bien donné la mort ? Comment ferait-il ? S'il savait que je n'ai jamais été aussi près de découvrir la vérité à son sujet.

— Je te ferai changer d'avis, Jeanne. Je vais découvrir pourquoi tu réagis comme ça et je vais te faire changer d'avis. Je le jure.

À moins que ce ne soit le contraire, Rémi... Si je trouve les preuves que je recherche, c'est moi qui te jure que tu seras la première personne que j'irai avertir.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant