8. Promesse (réécriture)

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Il n'est que huit heures du matin, mais je suis déjà en train de manger de la soupe. J'avais trop envie d'essayer un nouveau plat typique du pays. En plus, le petit déjeuner sucré à l'Occidentale n'existe pas traditionnellement en Corée du Sud. Normalement, on se fait cuire du riz, du kimchi et d'autres légumes.

J'aspire avidement les vapeurs de mon seolleongtang, une soupe épaisse aux pâtes de soja et au bœuf. La chaleur épicée parvient à me réveiller de ma lourde et courte nuit.

Hier, en fin d'après-midi, je suis rentrée à l'hôtel et j'ai rempli, en ligne, la fiche de candidature pour le casting qu'organise la Pak. À priori, rien ne m'empêche d'y participer. Me rendre à ces sélections me permettra de découvrir des lieux, des personnes... qui sait, je pourrai peut-être poser des questions, faire des rencontres.

J'ai enregistré ma fiche sur une clé USB, rangé mon ordinateur portable, puis j'ai dormi comme une pierre sur un matelas dur, en écoutant les ronronnements de la climatisation et de l'humidificateur d'air. Au réveil, j'avais la gorge un peu sèche et mes lèvres étaient toujours abimées par les épices. Je devrais éviter les épices, mais têtue comme je suis, je bois ma soupe locale de couleur rouge et l'incendie reprend de plus belle.

Sous mes yeux, la cité remuante de Séoul est déjà bien réveillée. Les taxis prennent des touristes devant leur hôtel ; les bus font leur circuit ; des chiens minuscules sont trainés en laisse par leur propriétaire. Moi, je surveille les alentours du Newsweb-Korea, dans l'espoir de voir Song Minhok se présenter à son travail.

À la fin de mon petit déjeuner, la serveuse qui vient débarrasser ma table est la même jeune fille que celle qui m'a déjà servi hier. Elle se penche gracieusement pour empiler les petits bols les uns dans les autres, comme un jeu de poupées russes. La serveuse porte un serre-tête doré, imperceptiblement, elle marque un rythme musical avec des hochements de tête. Dans le restaurant, la télé allumée diffuse le dernier clip des Red Velvet. En regagnant son comptoir, la jeune fille danse discrètement.

Je repense à la photographie que Minhok a accrochée dans son bureau. Je revois les deux enfants qui courent en se tenant la main, Minsuk, le regard absorbé, perdu dans les nuages. Je sais qu'il y croyait. Il est entré à la Pak avec des rêves plein la tête. Quand a-t-il compris qu'on l'avait trompé ?

Soudain, Minhok apparait dans mon champ de vision, il est huit heures et quarante-cinq minutes. Il marche seul, d'un pas leste, les mains dans les poches de son perfecto en cuir. J'aurais pu le reconnaitre entre mille : sa silhouette plus large au niveau des épaules qu'à la taille, ses jambes d'échassier, ses cheveux noirs, frisés, que le vent désordonne. De loin, son allure agit sur moi comme une madeleine de Proust. Cela me ramène à mes treize ans, lorsque j'ai vu les premières images de Minsuk sur mon ordinateur. Devenir fan, c'est comme tomber amoureux ; un détail sans importance pour les autres vous fait basculer. J'ai vu Song Minsuk dans une conférence de presse, se lever, tendre une bouteille d'eau à des fans qui grillaient depuis des heures, sous le soleil de Bangkok, et j'ai commencé à croire en lui, à l'aimer inconditionnellement. Tout était dans la démarche, dans le sourire, dans sa façon d'être et d'exister. C'est terrible à dire, mais la qualité de sa musique, la profondeur de sa voix, ce sont des choses que j'ai appréciées dans un second temps. J'ai d'abord aimé son aura, avant d'aimer sa musique.

Minhok marche et je percute qu'il faut que je m'active. Je cours hors du restaurant, pour me retrouver sur son chemin. À un mètre de lui, je lui dis simplement : « bonjour ». Ses pas s'interrompent, ses yeux se lèvent pour me découvrir.

— Je savais que vous seriez là, explique-t-il.

— Comment ? Comment le saviez-vous ?

— Je vous ai déjà dit que vous n'étiez pas la première.

— Je ne veux pas vous déranger. Je veux des réponses. C'est très important pour moi. J'ai besoin de savoir...

Minhok tente de me contourner en descendant du trottoir. Je fais un pas de côté pour l'empêcher de poursuivre sa route et me retrouve dans le caniveau.

— ... dites-moi au moins pour ce tweet, supplié-je. Ne me laissez pas croire que je suis la seule à penser de cette manière. Je n'en peux plus d'être la seule à penser de cette manière. J'ai besoin de vous parler.

Il s'est avancé si près que je sens l'odeur du cuir. Je lève la tête vers lui. Il ne me regarde pas. Je n'arrive même pas à deviner ses émotions. Il a l'air d'avoir dépassé le sentiment de colère que je lui ai vu hier. Il est passé à autre chose, mais j'ignore quoi.

— Vous n'allez pas me laisser tranquille ?

Il a dit cela sur un ton tellement fatigué que je me sens subitement mal. Pourtant, malgré toute la honte que je m'inspire à moi-même, je fais un signe de tête négatif.

— Vous savez que je ne plaisantais pas hier, quand je vous ai dit que je pouvais faire en sorte de vous faire quitter le pays ?

— Je sais.

— Vous êtes venue quand même. Pourquoi ?

— Je suis ici pour trouver des réponses, uniquement pour ça. Si je n'en trouve aucune, ça ne sert à rien que je reste. Autant retourner chez moi.

Il me fait sursauter en sortant une main de sa poche pour la poser sur mon épaule. Je m'attends à ce qu'il me pousse. Au lieu de ça, il me fait remonter sur le trottoir. Quelques secondes plus tard, un bus nous frôle en klaxonnant. L'air que le véhicule brasse soulève mes cheveux. Minhok lâche mon bras et me regarde directement. Je le trouve si triste.

— Si je vous accorde... disons... une ou deux heures d'entretien, dans une ou deux semaines, que je réponds à vos questions, est-ce que vous me laisserez tranquille ?

Mon cœur se met à battre sans limite. Il semblerait que l'espoir me fasse plus peur que la déception.

— Oui, oui, bien sûr. Je n'aurais plus aucune raison de vous embêter si vous répondez à mes questions.

— Même si les réponses ne vous plaisent pas ?

Je reste silencieuse un instant. Et s'il me ment, s'il me cache des choses et que je le vois dans ses yeux, pourrais-je en rester-là, en sachant qu'il ne m'a pas dit toute la vérité ?

— Ce n'est pas grave. Même si vos réponses ne me plaisent pas, je vous promets d'en rester là. Je vous le promets.

Nous n'osons plus parler, aussi surpris l'un que l'autre d'avoir trouvé un terrain d'entente.

— Écoutez-moi, finit-il par dire, avec l'arrogance que les hommes adultes ont vis-à-vis des enfants. Nous sommes en plein bouclage pour un article important et je n'aurai pas le temps. Pas tout de suite. Je suis très occupé. Vous pouvez attendre une ou deux semaines ?

— J'ai attendu quatre ans. Vous voulez que je repasse, ici, dans une semaine ?

— Non, dit-il sèchement. Je ne veux plus que vous veniez ici ! Je ne veux plus que vous me suiviez, que vous m'attendiez. Si je veux vous voir, je vous ferai signe... Donnez-moi votre numéro.

Il sort de sa poche son téléphone et attend. Je bredouille :

— Je viens d'arriver en Corée du Sud, je n'ai pas encore pris de numéro de téléphone.

Un râle d'exaspération lui échappe.

— Vous avez bien un compte KaKaoTalk, dans ce cas !

Je me mords la langue. KaKaoTalk est un réseau social utilisé par presque la totalité des Coréens et pratiquement inconnu à l'étranger. J'en ai entendu parler, mais je ne l'ai jamais installé sur mon téléphone.

— J'ai un profil sur Facebook.

Le presque trentenaire retient une nouvelle plainte.

— Bon... ça ira, je ferai avec.

Je lui donne mes coordonnées, en vérifiant qu'il ne fait pas semblant de les prendre.

— Bien ! conclut-il.

Il me contourne pour poursuivre sa route. Je lui dis « à bientôt », je ne l'entends pas répondre.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant