70. Sous les bracelets de Rémi ❗ (réécriture)

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Depuis le début du mois d'octobre je peux enfinexpérimenter le chauffage coréen ancestral. Le Ondol est une inventionqui remonte à l'antiquité, encore utilisée en Corée de nos jours. En revanche,la température du sol est maintenant contrôlée par un thermostat électrique etnon par un poêle en bois extérieur. Le soir, je me glisse dans un futon bien tiède, comme si quelqu'un d'aimable était venu le chauffer pour moi. Je n'ai plus envie de porter des chaussures, je veux rester pieds nus tout le temps ; sentir le sol me céder son énergie thermique. J'aime le contraste subtil entre le froid qui s'installe dans les rues – qui, tous les matins, se voilent de brume – et le réconfort qui s'insinue sous les tatamis de l'immeuble, dans les dortoirs, les couloirs, les salles de classe... et le studio de musique.

Rémi ne me demande plus si je préfère le canapé ou la table de mixage pour nos étreintes. Nous nous vautrons au sol, tels des chats obèses devant l'âtre d'une cheminée. Mon amant s'est couché sur le côté, il promène un doigt sur l'arête de ma mâchoire. Ses bracelets tintent à chaque mouvement de ses mains. Il ne porte rien d'autre sur lui, et moi, je n'ai gardé que mes mitaines. Ce matin encore, j'ai réfléchi longuement en choisissant mes vêtements, j'ai failli les laisser dans leur tiroir, et la honte m'a rattrapée.

— Tu vas rentrer en France après ?

— Après quoi ?

Il a ricané.

— Je ne sais pas. Quand tu auras terminé cette chose dont tu ne parles pas.

Je détourne les yeux.

— Quand tu auras trouvé ce que tu cherches ici, tu rentreras en France ?

— Je suppose. Je ne sais pas.

— Tu pourrais rester si tu veux.

Je ne réponds rien. Je n'ai jamais réfléchi à ce que je ferai après. Imaginons que je trouve le journal de Minsuk demain, que je prouve qu'il s'est effectivement retiré dans un temple bouddhiste... Que ferai-je après ?

— Laisse tomber, lâche Rémi en se redressant, refroidi par mon silence.

Je n'aurais pas dû dire ça.

Je m'assieds à mon tour, entoure Rémi aux hanches, mon front se pose entre ses deux omoplates.

— Non, tu as raison, je pourrais rester. Je n'y avais jamais pensé. C'est tout.

Il pose ses mains sur mes bras qui l'enserrent. Je m'immobilise.

— Tu caches quoi sous tes mitaines, Jeanne ? Tu sais, c'est vraiment le genre de choses dont tu peux me parler sans crainte.

Ma gorge se serre.

— Je crois que j'en ai conscience, avoué-je. Mais je ne sais pas par où commencer.

— Je comprends... j'ai le même problème avec les miennes. Je n'ai jamais pu les assumer.

— Les tiennes ?

Il écarte mes mains doucement, se retourne pour me faire face. Ses genoux pliés m'encadrent comme des accoudoirs. Il prend lentement mes mains dans les siennes.

— Mes cicatrices, répond-il.

Je regarde ses bras. Rien. Alors je fronce les sourcils. Je ne saisis pas, je l'ai vu nu, sous toutes les coutures. Il n'a aucune cicatrice sur le corps.

— Je te comprends parce que... pour moi aussi, c'est dur. Mais je vais le faire, je vais te montrer mes cicatrices et, si tu veux, quand tu seras prête, un jour, tu me montreras les tiennes.

Mon cœur s'emballe. Peut-être parce qu'il est question de cicatrices et que cela me terrifie ? À moins que ce ne soit parce que je pense à ma dernière conversation avec Minhok ? Tout a commencé par un grand-père qui avait les doigts tordus. La suite était dure à entendre, mais j'ai encaissé parce que je ne connaissais pas le grand-père de Minhok. Ici, c'est différent.

— Tu sais, avec la chirurgie esthétique on peut cacher des cicatrices. Moi, j'ai débridé mes yeux, et l'ovale de mon visage a été travaillé. Pour mes cicatrices, les médecins les ont presque fait disparaitre, mais quand on sait qu'elles y sont, on les voit tout de même. Alors, je porte des bracelets.

Il détache ses mains des miennes et fait couler ses bijoux au sol, entre nous. Des cordes de cuir tressées, des perles d'obsidiennes, des breloques en forme d'idoles bouddhistes. Il ferme les poings et présente ses poignets comme s'il avait voulu que je lui passe les menottes.

Une désagréable sensation de froid s'empare de moi. Le ondol ne suffit plus.

— Je ne vois toujours rien.

— C'est à cause du fond de teint.

Il attrape son t-shirt, roulé en boule à côté de nous. Il crache sur le tissu, frotte l'intérieur de ses poignets et, petit à petit, je distingue les boursoufflures blanches qui sinuent sur son bras.

Ce ne sont pas des scarifications. Ça n'a rien à voir avec des scarifications.

Ses veines bleuâtres ressortent, presque parallèles aux meurtrissures. On dirait même que les vaisseaux sanguins et les cicatrices ont été tressés ensemble.

— Ce n'est pas possible, murmuré-je, mettant une main devant ma bouche.

— Tu sais, Jeanne. Je me suis peut-être un peu intéressé à toi à cause de ça. Pas à cause de ça ! Mais, c'est possible que ça ait joué. Toi et moi, on a beaucoup en commun, et j'ai dû le ressentir... et te désirer pour ça. Tu ne crois pas.

Il change de bras, démaquille le second poignet, dévoilant une seconde blessure pareille à la première.

— Tu sais, je ne montre pas ça à tout le monde.

Pour la première fois, derrière son sourire, je sens tout de même sa voix qui tremble.

— Je me suis fait ça à l'adolescence. Je me suis ouvert les veines.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant