97. Deal ❗ (réécriture)

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Un appel entrant de Rémi. Enfin.

Malgré le soulagement, au moment de porter le téléphone à mon oreille, j'ai le sentiment de coller le canon d'un pistolet automatique sur ma tempe.

— Allô ! interrogé-je.

À l'autre bout de la ligne, je n'entends que le silence, accompagné d'un léger brouillard d'interférences.

— Allô... Rémi ?

Derrière la friture, il me semble percevoir indistinctement un autre son : une respiration... il y a bien quelqu'un au bout du fil, quelqu'un qui ne parle pas.

— Qui êtes-vous ? Répondez !

J'attends la réponse fébrilement, les mains de plus en plus moites et le cœur prêt à se décrocher à la moindre secousse.

— Tu as le journal ? m'interroge une voix n'appartenant pas à Rémi.

Durant quelques secondes, je reste hébétée et immobile. J'ai l'impression d'être une machine qu'on viendrait de débrancher. Tout s'effondre à l'intérieur de mon esprit.

Une bourrasque automnale gifle mon visage statufié, deux piétons me contournent, indifférents. Je ne comprends pas pourquoi ils ne s'arrêtent pas, pourquoi ils n'appellent pas les secours. Je ne comprends pas comment on peut passer à côté de moi, continuer sa route, alors que Rémi est entre leur main. Je ne comprends pas que les nuages poursuivent leur cheminement devant le soleil, que des feuilles mortes, au camaïeu de brun et d'ocre, puissent toujours voltiger dans le caniveau. Rémi est en danger. Ce pigeon ne devrait pas se poser sur ce muret, ce pigeon devrait perdre toute envie de picorer, parce qu'ils tiennent Rémi.

— Tu m'as entendu ? répète la voix à mon oreille, m'obligeant à sortir de mon état de choc, le corps toujours ébranlé.

— Qui êtes-vous ? dis-je. Pourquoi vous m'appelez avec le téléphone de Rémi ?

Ma gorge nouée produit un ton mal assuré, où transperce la crainte.

— Je me nomme Han Jeongtaek, nous nous sommes croisés tout à l'heure, et je t'ai dit que ça ne servait à rien de fuir. Tu te souviens ?

— ...

— Je t'appelle avec son téléphone parce que Lim Woo-Shik Rémi est avec moi en ce moment. Il m'a dit que tu avais le journal. C'est vrai ?

Mon ventre se contracte douloureusement et je sens déjà des larmes de panique et d'impuissance me monter aux yeux. Je ne prends même pas la peine de nier.

— Ton petit copain a fini par nous avouer qu'il avait volé le journal. Il a également reconnu qu'il l'avait fait pour toi. Avant d'être pris par mes hommes, il l'a confié à ton amie, pour qu'elle le cache dans tes affaires. Tu l'avais tout à l'heure... à la Pak. Tu as fui avec le journal, dans ton sac à dos. Non ?

Je reste coincée sur l'expression : « petit copain ».

— Où est Rémi ?

— Juste à côté de moi. Pourquoi tu ne réponds pas à ma question ? Elle est pourtant simple.

Je m'agrippe à mon téléphone.

— Laissez-moi parler à Rémi. Je veux lui parler ?

Un bruit de branchement, tel un déclic, se fait entendre.

— ... Jeanne ?

— Rémi ! Tu vas bien ?

Mon exclamation soudaine provoque l'envol d'un pigeon. Un rire sans joie me répond :

— J'ai connu de meilleurs jours.

Il s'adresse à moi en coréen. Notre conversation doit être suivie. C'est sûrement le bruit de passage en mode haut-parleur que j'ai entendu à l'instant.

— Écoute-moi, Jeanne, reprend-il. Pour mon bien, il faut que tu répondes à toutes leurs questions, plus efficacement que ça... tu as récupéré le journal, c'est ça ?

— Oui.

— OK. Il faut que tu le restitues.

Cette annonce ne me surprend pas. En revanche, je suis étonnée de ne pas ressentir plus de frustration, de déception. Je vais devoir rendre ce trésor et ça m'est égal. En réalité, je me fiche bien du journal intime de Minsuk ! J'échangerais cent journaux comme celui-ci contre la vie de ce petit prétentieux.

— Ils m'ont juré qu'ils ne te toucheraient pas. Tout ce qu'ils veulent, c'est le journal. Tu viens... tu ramènes le journal. On fait un petit échange. Moi contre le journal. C'est très simple.

Tandis qu'il dit ça, je prends peur... je me décide à poser une question en français :

— Tu crois que je... qu'on peut leur faire confiance ?

Un coup. Un grognement.

— Rémi ! crié-je.

J'ai l'impression qu'on vient d'empoigner mon cœur, qu'on le serre.

— Rémi ?

Je l'entends cracher, toussoter et d'une voix étouffée me dire :

— ... ne parle pas en français, Jeanne.

Je n'ose même plus parler du tout. Ils viennent de le frapper. C'est bien ce que j'ai entendu ?

— On n'a pas le choix, m'explique Rémi. Tu dois faire ce qu'ils demandent, sinon...

— Je suis trop beau gosse pour mourir, prononce-t-il sur un ton ironique.

En d'autres occasions, j'aurais esquissé un sourire. Au lieu de ça, l'emprise sur mon cœur se resserre.

— Je vais le faire. Je vais vous rendre le journal. Dites-moi où je dois aller.

Han répond :

— Je t'attends sur le pont de Mapo. La rive droite. Dans une heure, devant la statue de l'homme réconforté. C'est un lieu public, cela devrait te rassurer.

— Et ensuite ? Vous récupérerez le journal et vous relâcherez Rémi ?

— Dans une heure ! Sans retard.

— Ne lui faites pas de mal, s'il vous plait.

Ma réplique provoque des ricanements parmi les hommes de Han, des rires sournois qui me font comprendre que j'aurais mieux fait de me taire. La main qui empoigne mon cœur le presse comme un citron. Puis, Han coupe la communication, sans me laisser le temps de dire au revoir à Rémi.

Devant le logement de Minhok, mes jambes me soutiennent à peine. Je ferme les paupières et je sens les larmes s'écouler sur mes joues.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant