En 2018,
J'ai le nez sur mon hublot ; bien qu'il soit à moitié mangé par le siège devant moi, je m'y colle, le dos vouté pour en voir davantage. À plusieurs milliers de mètres sous moi, je collecte mes premiers échantillons visuels de la côte coréenne.
La première chose que je distingue est un épais nuage de pollution. Je sais que la Corée du Sud n'en est pas responsable, qu'il est transporté par les vents, de la Chine jusqu'ici. L'avion entre dans la purée de particules fines et je suffoque par la force de la suggestion. Pendant un instant, j'ai peur de ne rien voir du paysage.
Mais je me rassure. La surface clapotante de la mer Jaune réapparait et, rapidement, les premières terres avec elle. J'ai l'impression de regarder une étendue de moisissures. Les couleurs : ternes et froides, les textures : douteuses. Je crois reconnaitre des kyrielles d'îles, où ne pousse aucun arbre, seulement une végétation bulbeuse et blafarde, battue par le vent du large. L'eau de mer sableuse évoque un vaste marécage.
Loin d'être repoussée par cette vue peu engageante, je m'avance plus encore. La vapeur que j'exhale se condense sur le hublot. Je veux que mon avion entame sa descente. Je veux m'approcher au plus près de cette terre, où, petit à petit, apparaissent les premiers indices de civilisation. De petites maisons au toit de taule bleue, des routes, des entrepôts blancs et géométriques ; puis, l'immense tarmac qui occupe toute la surface d'une presqu'île.
Ma joue s'aplatit sur le demi-hublot, l'avion va toucher le sol et, à cet instant, je retiens ma respiration. Je suis ramenée contre mon siège lorsque les roues rencontrent la piste d'atterrissage et que le pilote freine.
Une voix dans les haut-parleurs nous annonce :
— Nous sommes arrivés à Incheon Airport, il fait 28°C.
Je quitte mon siège parmi les plus pressés et marche en suivant les flèches directionnelles qui me conduise droit vers les douanes. Dans la file d'attente, je me rappelle que la seule frontière terrestre de la Corée du Sud est obstruée de fils barbelés et de mines. Le pays est donc techniquement devenu une île. Pour y entrer, il faut prendre la mer ou s'envoler, comme je viens de le faire. Incheon est une ville de passage, une ouverture entre ce pays et le reste du monde.
Depuis le port d'Incheon, si je regarde la mer, je suis tournée vers l'Ouest, vers l'Occident. Si je traversais cette étendue d'eau, je rencontrerais la Chine. Si je continuais encore ma route vers l'ouest, au-delà de la Chine, je pourrais parcourir, à vol d'oiseau, 9001 kilomètres et je serais rentrée chez moi, en France, à Meudon.
Quand vient mon tour de passer devant l'employé de l'aéroport, je présente mon passeport, le formulaire sur lequel je devais renseigner le nom de mon hôtel et mon visa vacance-travail. J'ai dû faire du zèle, car le monsieur ne regarde pas le dernier papier. Je pose ma main sur un appareil qui confirme grâce à mes empreintes que je m'appelle bien Jeanne Gardin et je salue poliment.
Pendant que j'attends ma valise au bord des tapis roulants, mes oreilles goûtent la musicalité du coréen. J'aime tant la musique de cette langue à la croisée des chemins entre le chinois et le japonais. Cela fait des années qu'elle m'est devenue indispensable. J'ai du mal à exprimer l'ampleur de mes sentiments de l'entendre ailleurs que dans un ordinateur, ou que dans la bouche des maîtres de conférences. La langue que j'aime devient vivante. Elle n'est plus ni scolaire, ni virtuelle. J'en ai la chair de poule.
Il y a des hangeuls partout. Comme avec les voix, je suis heureuse de découvrir cet alphabet de 51 lettres ailleurs que dans mes livres. J'aime aussi ces signes, carrés, efficients. Peut-être que je les apprécie autant que les Coréens eux-mêmes, eux qui ont un jour férié uniquement pour les célébrer.
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Pour Minsuk
Mystery / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...