Aujourd'hui, nous n'avons plus beaucoup d'espoir de retrouver des survivants. Le Sewol ferry est une catastrophe monstrueuse, la pire depuis la guerre. Il y a au moins 280 morts et la plupart étaient des enfants. À la Pak, nous n'en parlons déjà presque plus. J'ai l'impression qu'on évite le sujet, même si des évènements auxquels je devais participer ont été annulés, à cause des manifestations.
Nous avons pu maintenir la séance de dédicaces d'aujourd'hui. Je suis sorti avec mon ruban jaune, agrafé à ma chemise. J'y tenais. J'estime que c'est important de montrer qu'on ne les oublie pas.
Quelle histoire ce ruban jaune ! J'ai bien cru qu'on allait m'interdire de le porter en public. Le débat a été féroce dans mon équipe à ce sujet.
— Il y a beaucoup de jeunes qui manifestent contre le gouvernement, avec ce ruban jaune sur eux. C'est devenu un symbole contestataire, un symbole politique. Un Idol ne doit pas faire de politique.
C'était l'avis de la conseillère en image, Mme Lee. X Park a pris la parole :
— C'est un symbole de solidarité, simplement un symbole de solidarité. Des dizaines d'Idols le portent encore, depuis le début, et continue de le porter. Si Minsuk ne le portent pas, on dira de lui qu'il est indifférent et insensible. Voulez-vous qu'on dise de lui qu'il est indifférent et insensible ?
Mme Lee n'a rien rajouté. Elle a remis en place ses affreuses lunettes en écailles de tortue sur son nez et j'ai pu conserver mon ruban jaune sur ma chemise.
Un peu avant la séance de dédicaces de cet après-midi, j'ai reçu un coup de fil sur mon téléphone personnel. La manager Cho a décroché. Quand je suis en tête à tête avec les E.T., je n'ai pas le temps de répondre au téléphone. J'ai pris l'habitude de laisser mon téléphone à un manager, plutôt que de l'éteindre et de le garder dans ma poche. Ils me servent un peu de secrétaire.
Cho a parlé un moment au téléphone avant de raccrocher, elle s'est ensuite dirigée vers Gong.
— C'était le frère de Minsuk.
Elle avait chuchoté, mais j'avais tout entendu. J'ai remué sur ma chaise. Minhok était là !
— Calmez-vous, s'il vous plait, a dit ma maquilleuse.
Dans le miroir, je pouvais voir que Gong fronçait les sourcils et regardait sa montre.
— Il est juste devant la salle, a-t-elle poursuivi. Je pense que je pourrais le faire entrer discrètement en coulisses, quelques minutes, avant que la rencontre ne commence.
— C'est impossible. On commence dans un quart d'heure.
Parfois, je hais la montre de mon manager. Je la hais tellement que je voudrais la lui arracher, la jeter sur le sol, avant de l'écraser avec mon talon.
— Ça ne prendra pas plus d'un quart d'heure, m'a défendu Cho.
— Ce n'est pas possible. Dis à son frère que Minsuk travaille. Il comprendra.
— Quinze minutes ?!
Vas-y Cho ! Lâche rien !
— C'est impossible, a répété Gong, tel un vieux disque rayé. Je ne peux pas faire ça, tu sais comment sont les enfants, tu leur donnes ça
Il a désigné son doigt.
— Ils te prennent ça.
Il a désigné son bras.
— Dix minutes ? a-t-elle interrogé. Seulement dix minutes.
Cette fois-ci, Gong s'est tu. Et puis, alors que je n'y croyais plus :
— OK. Dix minutes et pas une seconde de plus.
J'ai explosé de joie, j'ai cru que j'allais danser sur place. Je me suis levé, sans avertir ma pauvre maquilleuse. Je suis allé remercier Gong avec zèle. Puis je me suis éclipsé dans les coulisses.
Je l'ai vu avant qu'il ne me voie, j'ai crié :
— Minhok !
Il s'est tourné vers moi et m'a fait un grand sourire. J'ai marché aussi vite que je l'ai pu, je me suis retenu de ne pas courir, j'avais peur de trop en faire. En ce moment, mes émotions sont exacerbées, j'ai l'impression d'être une femme enceinte.
Minhok m'a donné une accolade.
— Tu es venu ? ai-je dit.
— J'ai su que tu maintenais le fansign, ce matin. J'avais pas de place, mais on m'a laissé entrer.
— Bien sûr. Bien sûr. Je suis content que tu sois là.
— T'as pas un peu minci, toi ?
Surpris, j'ai regardé mes jambes, comme si j'allais soudainement me rendre compte qu'elles avaient fondu. Mais c'étaient toujours mes jambes et elles ne me semblaient pas plus minces que d'habitude.
— Oui, ai-je admis sans certitude. Un peu. C'est parce que je suis un Idol, maintenant. Mais toi, dis-moi... dis-moi comment vont les études ?
— Je passe ma soutenance de diplôme dans deux mois. Du coup, en ce moment, je n'ai plus le temps de sortir. Mon maître de stage ne me lâche jamais. Un vrai connard, celui-là ! Il m'appelle en pleine nuit pour vérifier ma progression, c'est un vrai dictateur.
Involontairement, mes yeux ont bifurqué vers Gong. Chacun les siens.
Nous avons continué de parler. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi moi. J'ai peu parlé de showbiz, plutôt de la tournée, des pays que j'allais visiter.
— Tu te souviens, a-t-il dit, quand on regardait les avions et qu'on se demandait s'ils allaient en Amérique ?
— Oui.
— Un concert en Amérique ! C'est formidable que tu...
Gong a interrompu Minhok à ce moment-là.
— C'est l'heure, il faut que nous y allions. Sinon, les fans vont s'impatienter.
J'ai baissé les yeux et j'ai entendu Minhok dire :
— C'est une blague !
— Minsuk ! a insisté le manager.
— Pardonne-moi, hyung. J'ai beaucoup de travail cet après-midi.
— Mais... les fans peuvent attendre un quart d'heure ?
J'ai regardé Gong. Ses gros yeux m'ont averti que je n'avais pas intérêt à abuser de sa gentillesse. Si je n'obéissais pas sur-le-champ, je risquais de ne plus obtenir aucune faveur de sa part.
— C'est impossible.
— Bon, on se revoit après le fansign, alors. Je t'attendrai.
J'ai, encore, regardé Gong. Sa tête a dodeliné et je me suis souvenu.
— Non, ce n'est pas possible non plus. J'ai une réunion avec l'équipe d'un programme de KBS. Je vais devoir partir tout de suite après le fansign. Je suis désolé, hyung.
Je me suis ratatiné, comme un petit frère coupable. Je craignais qu'il ne m'en veuille, à moi, alors que je n'y pouvais rien.
— Oui, bien sûr, je comprends. Ça sera pour une autre fois. On se revoit avant la tournée, hein ?
J'ai souri et on s'est serré la main. J'étais content qu'il le prenne comme ça, ou qu'il fasse semblant. Je suis retourné auprès de fans.
C'est court dix minutes. Quoi qu'il en soit, pour moi, ces minutes ne sont pas n'importe quelles minutes. Il s'agit de minutes volées à la montre du manager Gong. Et ça ! Ce n'est pas une petite victoire.
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Pour Minsuk
Misterio / SuspensoQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...