19. Finir tard (réécriture)

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Lorsque Nanae m'a dit que j'allais devoir travailler, elle n'avait pas cru si bien dire. En effet, j'ai dû travailler, toute la journée, six jours sur sept. Les cours commencent à 8 h 30et se terminent à 22 h 30, interrompus brièvement, uniquement pour nouspermettre d'assouvir nos besoins naturels : manger et uriner.

Le contenu des enseignements est, pour partie, celui auquel on peut s'attendre en intégrant une école de musique. On y apprend le solfège, le chant et la danse. Une autre partie des enseignements est plus surprenante. On nous dispense des cours s'intitulant : « connaissance approfondie de l'entreprise », « marketing et sponsoring », « bonne utilisation des SNS », « communication », « sociologie culturelle pour l'exportation », « éthique », etc.

Même lorsqu'une leçon m'ennuie profondément, il m'est impossible de rêvasser ou de bailler puisque les managers assistent à nos cours. Ils se tiennent debout, dans un coin de la salle, et ne nous quittent pas des yeux. Leur attitude, attentive et sérieuse, ne nous autorise ni à plaisanter, ni à faire passer des mots, ni à lire un livre sous la table, ni à se décrocher la mâchoire. De ma vie, je n'ai jamais appartenu à une classe aussi studieuse. Les élèves suivent attentivement, ils ne posent presque jamais de questions, n'interviennent jamais sans y être invité. Inversement, les professeurs ne ratent jamais une occasion de nous interroger, gare à celui qui répond à côté.

Heureusement pour moi, tous les cours ne m'ennuient pas. Outre l'excellent cours d'histoire de la musique, que j'ai adoré car l'intervenante était passionnée et cultivée, j'ai été fascinée par les cours évoquant les valeurs de l'entreprise. Dire qu'on nous formate est très en dessous de la vérité. Par exemple, nous avons eu droit au récit de la naissance de Pak Entertainment. Notre PDG, monsieur Park, a été présenté d'une manière si dithyrambique qu'on a frisé le culte de la personnalité.

Les cours d'éthique et de moralité insistent surtout sur la nécessité de sauvegarder une bonne image, pour nous-mêmes et pour le groupe. Pour cela, nous sommes tenus de respecter la stricte hiérarchie des relations sociales.

— Comme vous le savez tous, une règle absolue dans le groupe est l'étiquette. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, entre les gens, les mœurs sont à la base de toutes les bonnes relations.

Tandis que notre enseignant s'exprimait ainsi, que mes camarades hochaient la tête en signe d'accord, je me suis souvenue que la Convenance est l'une des huit grandes vertus élémentaires de l'École confucéenne. À l'Université, l'un de nos enseignants nous avait dit : « La Corée du Sud est le pays le plus confucéen du monde. Plus encore que la Chine, la mère-patrie de ce courant de pensée. Paradoxalement, rares sont les Coréens qui se réclament du confucianisme. Pourtant, ce système centré sur les relations sociales est appliqué quotidiennement. Personne n'en ignore les règles et personne ne s'amuserait à les remettre en cause, sous peine d'essuyer le mépris de ses compatriotes. »

Sur les murs de notre salle de classe, dans des cadres dorés, sont disposées quatre citations du philosophe chinois :

« Choisis un travail que tu aimes et tu n'auras pas à travailler un seul jour de ta vie. »

« Nulle pierre ne peut être polie sans friction, nul homme ne peut se parfaire sans épreuve. »,

« Celui qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour. »

« On ne peut gouverner sa famille qu'en donnant l'exemple ».

Cette dernière maxime illustre bien l'une des obsessions de Pak Entertainment. On nous a rappelé combien les Idols que nous souhaitons devenir seront les modèles de la jeunesse coréenne, ainsi que des ambassadeurs de la Corée du Sud à l'étranger. Pour cette raison, nous nous devons d'être quasi-parfaits. À les entendre, pour devenir un jour Idol, il faudrait avoir toutes les qualités du monde : économe, intègre, ponctuel, loyal, rigoureux, travailleur, chaste, généreux, tempéré, sociable, souriant, ferme, etc.

Je comprends de mieux en mieux le contexte dans lequel Minsuk a évolué. Parfait, il ne l'était pas plus que n'importe quel être humain, mais chaque jour il tentait d'approcher cet idéal, de se créer un personnage de composition digne de son agence et de ses fans. Toutefois, cela ne me dit toujours pas ce qui s'est vraiment passé le 28 novembre 2014. Sur ce point-là, je n'avance pas beaucoup. En revanche, j'ai appris qu'une messagerie anonyme est mise en place, au sein de la Pak, dans le seul but de dénoncer toutes mauvaises pratiques. Il est possible d'écrire sur un professeur ou sur un camarade, sans fournir aucune preuve. La présentation du système de délation n'a causé aucun trouble chez les autres élèves. J'ai été la seule à lever les yeux, à la recherche d'une autre âme qui aurait été choquée. Mais je n'ai finalement rencontré que le regard d'un manager qui, d'un froncement de sourcils, m'a forcé à baisser les yeux.

Tous les soirs, après un dîner léger en groupe, nous terminons par trois heures de cours de danse. Il s'achève à 22 h 30, la fin de notre journée officielle et le début seulement des prolongations pour la majorité des étudiants. Les premiers soirs, j'ai été surprise de rentrer dans des dortoirs vides. J'ai pris une douche, fait mes corvées, fait les devoirs qui m'avaient été donnés à faire pour le lendemain. L'un dans l'autre, je me suis couchée à minuit passé. Sachant que le réveil (Mme Cho nous hurlant dans les oreilles) sonnerait à 6 h 30, j'espérais me coucher plus tôt.

À minuit, certaines autres trainees féminines étaient enfin rentrées au dortoir, mais aucune ne s'était mise au lit. Mal à l'aise, je n'ai pas réussi à m'endormir, je me sentais en décalage par rapport au groupe. C'est seulement quand Nanae s'est décidé à me rejoindre, peu après 2 heures du matin, que j'ai fini par m'assoupir.

Il en a été de même toute la semaine. Les étudiantes s'arrêtaient rarement de travailler avant 2 heures du matin. Malgré le fait que ma motivation à devenir un jour Idol tend vers le néant, j'ai aussi pris l'habitude de me coucher à des heures tardives.

Finir tard. Quand je pense que j'ai déjà osé dire que j'avais fini tard, parce que j'avais eu une réunion qui s'était achevée à 20 heures ! Je remarque que mes camarades ne ratent jamais une occasion de glisser une mention « j'ai fini tard » ou « nous avons fini tard » dans les conversations. Ils s'en vantent. Honnêtement, ils ont raison de se jeter des fleurs. J'admire leur combattivité et leur résistance à la fatigue. C'est un pied de nez à la fausse modestie, à ceux qui disent : « Mais ce n'est rien, je n'ai aucun mérite ». Comme si avoir du mérite, du vrai mérite, c'était un motif de honte. Je ne sais pas si c'est la France, mais, depuis le lycée, j'ai plutôt évolué dans la mode du « je-m'en-foutisme ».

J'ai trop entendu cette phrase : « J'ai eu une bonne note et en plus j'avais même pas travaillé. » et si peu son contraire : « J'ai eu une bonne note, et en plus la veille, j'avais révisé tard. ». La voilà, la vraie modestie.

Mais moi, à ce rythme, je vais rapidement craquer. Cela ne fait qu'une semaine et l'expérience tourne déjà à l'épreuve physique. J'ai déjà mal partout, les yeux cernés et le moral qui baisse. Je me demande ce que je fais là.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant