En provenance du salon, j'entends des pas furtifs s'avancer. Je devine qu'ils sont plusieurs.
Sans un bruit, je glisse mon trésor dans le ventre de mon sac à dos et fais courir lentement la fermeture éclair. Mes pulsations cardiaques cognent si brutalement que j'ai l'impression qu'elles vont les conduire droit vers moi.
Je me relève lentement, les yeux écarquillés en direction du danger. Le balcon reste trop exposé, un véritable piège à ciel ouvert, avec toutes ces portes-fenêtres transparentes qui permettent la libre circulation de la lumière, et celle des regards. Pour l'instant, je suis encore à couvert, mais il suffirait qu'ils s'approchent un peu trop des ouvertures...
Prudemment, je m'avance de quelques pas. Je rase le mur et me tords le cou pour lorgner discrètement à l'intérieur de la pièce à vivre. Ce que je découvre m'oblige à revenir me plaquer contre le seul mur opaque de ce maudit balcon. Un étroit pan couvert de crépis, serré entre les deux portes-fenêtres de la chambre et du salon.
J'ai seulement eu le temps de voir plusieurs hommes en tenue de salarié, piétinant au milieu des dégâts causés par leur précédente visite, et l'un d'entre eux ne m'est pas inconnu. Toujours avec cette manie de se déplacer dans l'ombre, tel un lézard. Je n'ai vu qu'une silhouette étrange, longiligne et malingre, des cheveux longs, huileux, d'un noir d'encre. Je n'ai pas pu distinguer son visage, mais c'est bien lui : Han Jeongteak.
J'ai l'impression que tout mon sang se fige dans mes veines. L'homme qui a probablement tué Minsuk. Il est là. Et j'ai dans mon sac à dos ce qu'il recherche. Qu'est-ce qu'il me fera quand il me trouvera avec ?
Soudain, un grincement de porte coulissante s'élève, et je tourne avec terreur ma tête en direction du bruit. À dix mètres de moi, sur l'autre extrémité, un mafieux pose un pied sur le balcon. Il ne met pas plus d'une seconde à me remarquer. Je me statufie. Pendant un instant, le temps s'arrête et il n'y a plus que moi et cet inconnu, qui nous dévisageons comme si nous étions les deux derniers êtres humains à la surface de la planète, ahuris de tomber enfin l'un sur l'autre.
Que voit-il ? Une jeune fille blonde, à l'expression terrorisée, collée au mur comme une alpiniste escaladant une fine corniche. Une Européenne, avec deux yeux bleus, aussi globuleux que si on y avait injecté de l'adrénaline.
Sans précipitation, il termine d'ouvrir la porte-fenêtre. Le couinement me raye les tympans.
— Il faut que vous veniez voir par là. Je crois que j'ai trouvé ce qu'on cherche.
Des pas s'approchent aussitôt, tandis qu'il se retourne lentement vers moi et me regarde de nouveau. Il fait un étrange mouvement du cou, comme s'il s'échauffait les cervicales avant une séance de sport. Puis, il se met à marcher, sereinement, dans ma direction.
D'un bond, je me décolle de mon mur. Je scrute mon environnement. Je connais si bien cet endroit... En face, il y a cet immeuble presque abandonné qui nous coupe la vue, envahi par le lierre... et cet escalier de secours, dont la structure semble condamnée, vétuste. Il n'y a même plus de garde-corps le long des marches qui tombent en lacets.
Est-il possible d'atteindre cet escalier en sautant ? Il doit être à moins de deux mètres de distance. Je crois. J'espère. Mais entre le balcon et lui, il y a la balustrade de plexiglas, un obstacle digne d'une course de 110 mètres haies, et surtout, il y a ce vide, une chute de deux étages. Suffisante pour tuer quelqu'un.
L'homme qui s'avance vers moi, s'étonne. Il ne comprend pas pourquoi je viens moi aussi à sa rencontre. Il ne peut pas deviner que si je vais dans sa direction, c'est pour prendre de l'élan. Je ne sais pas encore si c'est possible, mais je n'y arriverai pas sans élan. Un pas, deux pas, un troisième, en priant pour que cela suffise. Impossible de me reculer davantage, sinon il lui suffira de tendre les bras pour m'attraper.
Je me persuade encore que je ne suis pas obligée de le faire. Mais, lorsque je lève les yeux et que je vois le Sosie à son tour, que je croise son regard animal, je me dis que tout est préférable plutôt que de tomber entre ses mains.
Je tourne sur mes talons et je m'élance. Comme dans un jeu de saute-mouton, j'enjambe la balustrade, je pousse de toutes mes forces en espérant que mon élan suffira à me propulser en direction de l'escalier.
La chute se déroule extrêmement vite. Non seulement j'atteins l'escalier, mais je le heurte à pleine vitesse. Je me sens partir en avant, entrainée par mon élan. Je fais des tonneaux, dégringole sur une quinzaine de marches branlantes.
Le haut et le bas se confondent. Je dois m'accrocher à quelque chose, stopper la chute, avant d'arriver dans un virage et de passer par-dessus bord. J'ai tout juste le temps de saisir une branche de lierre avant que mon corps ne bascule dans le vide.
À la verticale, mes pieds se balancent, à un étage et demi environ au-dessus du sol. Mes mains s'accrochent de toutes leurs forces. Je cherche des yeux une prise, à côté de mes pieds. L'étage inférieur de l'escalier de service me semble bien loin.
Dans mon agitation, je trouve le temps de jeter un coup d'œil au-dessus de moi, en direction du balcon m'ayant servi de plongeoir. Penchés par-dessus la balustrade, les types de la Kangpae m'observent, je vois leurs airs abasourdis. Pourtant, l'un d'entre eux ne tarde pas à quitter son poste d'observation pour se précipiter à l'intérieur.
— Faites le tour ! Faites le tour ! Ne la laissez pas s'échapper.
Je reporte à nouveau mon attention vers le bas. Une plainte de douleur et d'inconfort m'échappe. J'essaie de me hisser à la force des bras, mais je ne peux pas.
C'est pas vrai. Je dois partir de là. Vite !
Si je lâche, je tombe de quoi ? Deux mètres. J'espère que l'escalier rouillé tiendra bon, lui qui ne semble manifestement pas très solide.
J'inspire profondément, rassemblant mon courage. Et j'y vais.
Je lâche prise et je rencontre la plate-forme en contrebas, dans un bruit de fracas. Mes tibias et mes chevilles accusent le choc douloureusement.
Je me redresse aussitôt et je finis de descendre les escaliers en courant, aussi vite de possible, malgré une douleur foudroyante dans la cheville. Foulée probablement. Je boite, mais je ne ralenti pas.
J'arrive en bas, dans l'ombre des immeubles. Je lève la tête une dernière fois, je distingue le lichen sous le balcon. Dire que je m'y trouvais trente secondes auparavant. Il me parait si loin, si haut...
Han me contemple toujours, vautour sur son perchoir.
— Fuir ne sert à rien, Jeanne, crie-t-il ! Rends-toi !
Je reprends soudain conscience que je ne suis pas encore tirée d'affaire. Je me précipite entre les immeubles, choisissant de m'éloigner le plus vite possible de la Pak. C'est ma cheville droite qui me fait le plus souffrir, heureusement elle ne semble pas cassée ; j'arrive encore à courir.
Je décide de ne pas trainer longtemps dans les rues en boitillant. Ils vont probablement choisir de quadriller la zone. Il faut que je parte d'ici. Mes meilleures chances seraient de rejoindre la Hannam-Daero, une route très passante, dans laquelle je n'aurais plus qu'à héler un taxi.
Je m'engage dans un passage privé, descends un escalier afin de rejoindre une rue en contrebas, suffisamment large pour laisser passer une voiture, mais pas davantage. Je m'engage à droite, la Hannam-Daero se rapproche. J'accélère le rythme, même si ma jambe droite est de plus en plus douloureuse.
Et tout en courant entre les petits immeubles de briques rouges, les maisons individuelles traditionnelles (un peu à l'abandon, à en croire les tuiles rafistolées qui couvrent les toits), les garages vides et les motos, je ne pense qu'à une seule chose : les choses sont allées beaucoup trop loin. Vraiment beaucoup trop loin.
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Pour Minsuk
Tajemnica / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...