57. Le Burning Sun (réécriture)

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Durant tout ce qu'il nous reste de trajet, je n'adresse plus la parole à Ajeong. J'observe au travers de ma vitre le paysage urbain qu'offre Séoul en pleine nuit, la fuite des phares automobiles, les ombres gesticulantes des piétons et le ballet des feux tricolores. Je baisse les yeux, les bandes blanches s'étirent, s'interrompent brutalement, réapparaissent et coulent de nouveau. Lorsque nous arrivons sur le pont, je ne peux m'empêcher de sentir un vif pincement au cœur : le fleuve Han. Le cours d'eau m'impressionne, large, d'un noir d'encre dans l'obscurité, sans reflets. Je projette mon regard à l'ouest, là où se trouve le pont de Mapo. Avec toute cette agitation, je n'ai pas pris le temps de me rendre là-bas, là où on prétend que tout a peut-être pris fin. Si j'ai raison, rien n'a réellement eu lieu sur ce pont. Alors, pourquoi est-ce que je repousse toujours le moment de me rendre sur ce maudit pont ?

Je ne veux pas le reconnaitre, mais j'ai peur d'y marcher, peur de ressentir les tourments de tous ceux qui l'ont parcouru en ne songeant qu'à leur désespoir. Qu'est-ce qu'une fille comme moi ferait à l'endroit qui incarne mieux que nul autre la pire de ses aversions : le suicide ?

Quand la voiture quitte le pont pour entrer dans le quartier de Gangnam, je ressens une forme inattendue de soulagement.

~

Les trois Bentleys nous déposent devant l'entrée de la boite. Une rue dégagée, des murs clairs et seulement deux étages de haut pour ce bâtiment d'hôtellerie. À en croire sa réputation, je m'attendais à quelque chose de plus tape-à-l'œil. Des fêtards patientent, en rang d'oignon, devant les grandes portes. Le chauffeur vient nous ouvrir la porte et Ajeong pose en premier le pied sur le trottoir, elle repositionne son manteau de fourrure noir, redresse les épaules. Je la suis, et nous sommes bientôt rejointes par plusieurs autres trainees et le grand patron en personne.

En nous voyant tous approcher, le vigile sourit et soulève la corde tressée pour nous ouvrir l'accès. Nanae jubile non loin de moi.

Nous suivons Ajeong, qui tient actuellement le bras du PDG. Ils nous précèdent, nous entrainant au sein d'un étroit passage. Je suis hypnotisée. Burning Sun. Le soleil brulant. Le couloir a une forme cylindrique, un véritable tunnel dans lequel nous nous enfonçons et, au bout de l'escalier, un gouffre opaque, un trou noir en forme d'arche. De ce vide central s'échappent des rais de lumière rouge concentriques ; en réalité, de simples guirlandes électriques. Les bandes lumineuses parallèles, fixées sur les parois de ce tube, créent un point de fuite devant nous. J'ai l'impression en m'avançant d'être aspirée vers le centre d'un soleil noir.

Les basses tonnent dans mes oreilles, je prends appui sur une main courante dorée et surveille où je pose mes pieds.

De l'autre côté du soleil noir, mes yeux mettent un certain temps à s'accommoder au manque de lumière. Nous passons devant la piste de danse, déjà bondée, sans nous arrêter. Nous poursuivons notre chemin, en suivant docilement notre hôte de prestige. Il nous amène loin des pistes, derrière le bar et les tables de mixage.

Je ralentis, afin de prendre le temps de comprendre l'organisation des lieux. Je devine que nous pénétrons dans un espace VIP, construit comme une immense mezzanine, séparé de la pièce principale par l'espace-bar et la scène du DJ. Nous passons devant des « VIP rooms », toutes numérotées et isolées les unes des autres par des murs rouges ; sortes de cubes, ouverts sur l'un des côtés, pour mieux profiter de l'ambiance. Chaque pièce possède une table basse entourée de banquette en velours. Les VIP y fument et y boivent sans modération. Plusieurs serveuses défilent, toutes en minijupe, seau de champagne au bras, passant prestement d'une VIP room à une autre.

Avant d'investir une table, X Park nous emmène aux vestiaires. Les VIP ont leur propre local pour déposer leurs biens. Un employé débarrasse lui-même les invités, en commençant par X Park et Ajeong. Le manteau de mon enseignante sous le bras, il passe devant moi et franchit une porte. Puisque personne ne fait attention à moi, je fais tourner la poignée du vestiaire, juste pour voir. Aucune résistance. Ils ne sont pas fermés à clé !

Je recule aussitôt d'un pas. Je ne m'y attendais pas. Cela me rappelle que les mœurs sont différentes en Corée du Sud en matière de larcin. Ici, les portefeuilles dépassent des poches, les jeunes laissent leur téléphone portable sur la table du restaurant quand ils vont aux toilettes. Il n'y a pratiquement pas de voleurs à l'arraché ni de pickpockets dans les rues de Séoul. Inutile, donc, de fermer à clé les vestiaires du Burning Sun.

— Jeanne, tu viens ! réclame Nanae, inquiète de me voir poireauter sur place.

Je jette un dernier coup d'œil à la porte des vestiaires, le cerveau en ébullition à l'idée de ce que recèleraient, éventuellement, les poches de la veste de X Park, du Sosie, ou même d'Ajeong.

Une fois tout le monde débarrassé, les employés du Burning Sun nous installent dans nos VIP rooms. Nous sommes une douzaine, pour des salles de six personnes, ils nous divisent donc en deux groupes. X Park nous désigne nos places. Lorsque j'arrive à son niveau, je prends le risque de lui demander :

— Puis-je aller à côté du manager Gong ?

Nanae, à mes côtés, prend son air le plus surpris. Notre hôte, lui, ne montre aucune expression, à se demander si j'ai parlé en coréen.

— Toi, ma belle blonde, tu vas à côté de Hansang. C'est sa soirée aujourd'hui, alors t'es mignonne.

— Mais je...

Il ne me laisse pas finir et me pousse dans le cube enfumé, en n'oubliant pas de me donner une tape sur la fesse. Je suis choquée, mais n'ai pas le temps de réagir, une hôtesse me saisit le poignet et désigne le siège où je dois m'assoir. À la place du roi, en plein centre de la banquette, un homme d'une cinquantaine d'années est vautré, un verre vide à la main. Je suis déposée à sa droite, avec pour consigne de remplir son verre à chaque fois qu'il sera vide.

Au moins, si c'est moi qui remplis le verre, je pourrai boire sans crainte.

En me voyant arriver, le dénommé Hansang me sourit et je lui rends aussitôt la politesse, ne perdant pas de vue mon objectif principal, qui exige de moi une certaine souplesse... et soumission. Je croise les jambes, pendant qu'une autre fille - je reconnais une trainee de deuxième année - est placée à sa gauche. J'essaie de voir si Nanae est parmi nous. Dans cet espace, les éclairages épileptiques et les fumées de tabac empêchent de voir à trois mètres de distance. Je ne la retrouve pas. Mince ! Je n'ai pas eu le temps de lui transmettre le conseil d'Ajeong.

— J'en veux un autre.

L'homme près de moi me tend son verre vide, un sourire idiot aux lèvres, qui ne remplace pas, à mon avis, une formule de politesse. Je ravale ma fierté et me relève aussitôt pour aller le servir. J'ai repéré les bouteilles, plongées dans des sceaux de glaçons, pas très loin, dans un coin de notre carré VIP. En me redressant, je comprends que l'homme avachi sur sa banquette au ras du sol, du fait de sa position basse, peut distinguer mes sous-vêtements. Voilà pourquoi X Park tenait tant à la minijupe ! Je ne m'attarde pas trop dans son champ de vision. J'avance vers les bouteilles, plusieurs hommes affalés m'observent en passant. Il n'y a pas à dire, je me souviendrai longtemps de cette soirée.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant