J'essuie mes larmes d'un revers de la main, en réprimant un sanglot.
Dois-je encore parler à Minhok ? Il n'est plus question de lui remettre le journal maintenant.
Je pourrais faire demi-tour, tout de suite, et me diriger vers le pont de Mapo. Attendre le rendez-vous, seule. Je n'ai pas besoin de la présence de Minhok pour ça. Non ?
Pourtant, il me suffit de m'imaginer seule avec ces bandits pour que je me liquéfie. Je dois me rendre à l'évidence : j'ai réellement besoin de Minhok en ce moment, besoin du soutien de quelqu'un de plus âgé. Cela fait des années que je ne m'étais pas sentie aussi jeune, aussi démunie.
J'appuie donc sur la sonnette et j'attends. Une attente interminable. Et s'il n'était pas chez lui ? Après tout, il n'a toujours pas répondu à mes appels et j'ignore pourquoi. Un mauvais pressentiment s'insinue dans ma chair, comme pour m'avertir que les mauvaises nouvelles n'ont pas fini de s'abattre sur moi.
Je croise les bras sur ma poitrine, approchant mes lèvres de l'interphone. Un signal sonore me répond, accompagné d'un message vocal préenregistré :
« Vous pouvez entrer ! Come in, please ! »
Le portail clique, signe qu'il peut maintenant être poussé. Je m'éloigne de l'interphone, un peu surprise de ne pas avoir eu besoin de donner mon nom.
Derrière le portail, je découvre un jardin densément arboré. Des jarres en bronze, des chemins de galets et du buis taillé donnent à l'extérieur une ambiance particulièrement soignée ; à l'opposé de l'homme qui habite ici. Devant moi la porte du garage est levée sur une place vide. Si la Renault n'est pas là, je risque de ne pas trouver son propriétaire à l'intérieur. Malgré ce constat qui me rend plutôt pessimiste, je circule sur le petit sentier en direction de la porte d'entrée, que je trouve grande ouverte. Avec méfiance, je m'introduis dans la maison, et je comprends aussitôt pourquoi on m'a ouvert si simplement. Je viens de pénétrer dans une guest house.
Derrière la réception, se tient une femme souriante, en robe noire et chaussures plates. Aucun bijou, un maquillage soigné et les cheveux noirs lâchés. Elle n'a pas la trentaine et sa main est négligemment posée sur l'arrondi de son ventre.
— Did you book online ? me demande-t-elle avec un accent impeccable.
Je décroise les bras, mal à l'aise.
— Je... je ne suis pas une cliente, dis-je en coréen. Je cherche Minhok. Je voudrais lui parler. Nous nous connaissons.
La jeune femme devient confuse, mais cela ne dure pas : elle semble soudain se rappeler de moi :
— Vous devez être Jeanne ?
— Oui... c'est vrai.
L'hôtelière quitte sa réception et se dirige vers moi avec le sourire.
— Moi, c'est Hyejin. Je suis la femme de Minhok. Il m'a beaucoup parlé de vous.
Je serre la main qu'elle me tend, tout en m'inclinant poliment, un peu impressionnée. Je n'ignorais pas que Minhok était marié. Je le sais même depuis longtemps. En revanche, je ne savais pas qu'ils attendaient un heureux évènement.
Dans d'autres circonstances, je prendrais le temps de la féliciter, puis de lui demander ce que Minhok raconte à propos de moi, mais je préfère aller droit au but :
— Est-ce que... Est-ce que Minhok est là ?
Hyejin se crispe légèrement. Viendrait-elle de remarquer mon attitude, la peur qui transparait dans ma voix, ainsi que mes tremblements incontrôlables ? Tout d'un coup son sourire disparait. Elle vient de poser ses yeux sur une plaie qui me barre le bras. La blessure ne saigne presque plus, mais on devine qu'elle est récente.
— Que vous est-il arrivé ?
— Ce n'est rien. Je voudrais parler à Minhok, est-ce qu'il est là ? C'est urgent.
Hyejin caresse inconsciemment son ventre, alors que ses sourcils se froncent. Elle s'arrête également sur les traces de terres qui souillent mes vêtements.
— Je suis navrée, s'excuse-t-elle. Il est parti il y a une heure environ. Il est allé à la salle de tir.
— Du tir ? J'ignorais qu'il faisait du tir...
— Pas étonnant, il ne s'en vante jamais.
J'avale ma salive.
— D'habitude, il va tirer à cette heure-là ?
Hyejin prend son temps avant de répondre à ma question, ses lèvres se pincent. Finalement, elle confirme ce que je craignais :
— En réalité, ce n'est pas dans ses horaires habituels... Normalement, il reste au travail toute la journée. Tout à l'heure, quand il est passé, j'ai été un peu surprise... mais le temps que je traverse la maison pour le rejoindre, il était déjà reparti. Quand j'ai vu qu'il avait emporté ses affaires de tir avec lui, j'en ai déduit qu'il était venu les récupérer, puis qu'il était allé à la salle.
Je vois dans ses yeux qu'elle ne comprend pas où je veux en venir.
— Vous pensez que... balbutié-je, Minhok serait capable de tuer quelqu'un ?
Je me rends compte en la posant, combien cette question est insensée et déplacée. Je m'attends à ce que la femme de Minhok me demande des explications, mais elle me répond directement :
— Avec son arme ? C'est absurde ! Minhok n'a jamais fait de mal à qui que ce soit. Je crois qu'il ne s'est jamais battu... Alors tuer quelqu'un !
— Mais... si je vous disais...
J'ai du mal à finir ma phrase, en manque de souffle, comme si l'air de la pièce s'était soudainement raréfié.
— Si je vous disais que Minsuk ne s'est pas suicidé... Si, en réalité, Minsuk avait été assassiné. Si quelqu'un l'avait tué... vous pensez que Minhok serait du genre à...
Je ne termine pas, le visage de mon interlocutrice s'est déjà figé.
— Assassiné ? répète-t-elle. Minsuk ? C'est impossible.
— Mais si c'était le cas, insisté-je. Imaginez, s'il vous plait. Est-ce qu'il le ferait ? Vous pensez qu'il réagirait de quelle manière ?
La femme enceinte porte tout d'un coup les mains à son visage et se dirige, chancelante, vers le fauteuil le plus proche, avant de s'effondrer dans les coussins.
Elle lève ses yeux horrifiés vers moi.
— Quelqu'un a tué Minsuk ? me demande-t-elle.
— Pas vraiment quelqu'un. Plusieurs personnes...
— Vous en êtes sûre ?
— Nous avons de sérieuses raisons de le penser, dis-je avec prudence.
— Mon Dieu. Et vous le savez depuis quand ?
— Nous l'avons appris ce matin.
Hyejin fixe un point devant elle, un point imprécis.
— Son frère... murmure-t-elle. Son frère... Mon Dieu, il est allé tuer ces personnes. C'est sûr...
Elle frotte son visage. Je devine qu'elle envisage déjà le pire : procès, interrogatoire, condamnation, Minhok en tenue de prisonnier et les visites au parloir, avec son nouveau-né dans les bras.
Si seulement j'avais su dès le départ que Minhok possède un port d'arme, je me serais montrée plus méfiante.
Je réfléchis à la meilleure manière pour empêcher Minhok de commettre, avant de réaliser que j'ai déjà beaucoup à faire de mon côté. Le journal volé, Rémi, l'appel de Han, le rendez-vous sur le pont de Mapo. Et maintenant ça ! Je ne pourrai pas venir en aide à Minhok et sauver Rémi. Je dois dire à Hyejin que je vais partir, qu'on m'attend. J'ai honte, mais je n'ai pas le choix. Je m'apprête à lui fausser compagnie quand je suis interrompue par un bruit de moteur et de graviers qui s'entrechoquent.
Hyejin redresse la tête, stupéfaite...
— Je crois que c'est notre voiture ! Il rentre !
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Pour Minsuk
Mystery / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...