Je ne tarde pas à découvrir que les bruits de couloir n'épargnent personne. Les trainees parlent énormément des défauts et des faiblesses qu'ils peuvent voir chez leurs pairs. J'évite de prêter l'oreille à ce genre de discussions. Pourtant, malgré toute ma bonne volonté, à l'heure du déjeuner, j'entends depuis la table d'à côté...
— Il parait que la prod' parle de faire un groupe autour de Rémi.
— Rémi ! Pourquoi ?
— Ils ont pas besoin d'investir en chirurgie esthétique, ricane un troisième trainee, il est déjà tout refait à ce qu'on dit.
— Ah bon !
— Oui. Les pommettes, le nez et les yeux.
— K-pop combo !
— Mais ce n'est pas tout... on dit aussi qu'il a fait des liposuccions et qu'il a eu un bypass.
— Ce sont des conneries !
— Non, pas du tout. Je suis très sérieux. Il y a des photos de lui, enfant, qui tourne sur Naver. Il ressemblait à Bouddha.
Mes yeux dérivent vers celui que visent les ragots. Toujours très entouré, il ne touche pas au contenu de son assiette, trop occupé à amuser la galerie, en faisant rouler une baguette entre ses doigts. Je scrute son visage, comme si j'allais pouvoir lire la vérité dessus, comme si le scalpel avait pu laisser des indices de son passage.
Si je me fie aux probabilités, il y a toutes les chances pour que la première partie de ces ragots soient justifiés. Les Idols ont souvent eu recours, une ou plusieurs fois, à la chirurgie esthétique. De telles pratiques me surprennent, m'attristent et, je dois bien l'avouer, me scandalisent légèrement. Pourtant, je sais que c'est facile de faire la morale aux Coréens à ce sujet. Plus facile que d'essayer de les comprendre. En Corée du Sud, être mal habillé est considéré comme un manque de respect vis-à-vis des autres et je sais aussi que Confucius lui-même disait que : « parler n'est pas l'essentiel, être trop expressif est gênant ». Qu'est-ce qu'il leur reste dans ce cas, pour faire bonne impression ? Ils n'ont pas vraiment le choix, ils doivent être beaux. Des études montrent qu'obtenir un emploi, en Corée, est plus facile quand on est beau. Sachant tout cela, ce serait injuste d'en vouloir à Rémi de s'être fait refaire le visage.
Je ne veux pas porter de jugement de valeur ; pas comme ces sites internet occidentaux qui dressent, à la manière de délateurs, la liste des Idols ayant eu recours de manière certaine ou supposée à la chirurgie plastique. Ceux ayant le K-pop combo : nez-yeux-pommettes, y sont vus comme des victimes d'un système, jugé déplorable.
Minsuk a eu droit à sa page, que j'ai consultée, bien sûr. J'y ai lu :
« Aujourd'hui, nous étudions le cas d'une beauté naturelle. C'est toujours agréable d'écrire au sujet de quelqu'un n'ayant pas pratiqué de chirurgie esthétique, non pas qu'on puisse faire un contenu intéressant (au contraire, il n'y a absolument rien à dire), mais parce que c'est encourageant de voir un personnage public qui n'a pas cédé aux pressions de l'industrie K-pop. »
Sous le texte, on nous propose de comparer des couples d'images, des photos de sa jeunesse et des photos plus récentes, pour que nous puissions constater par nous-mêmes : mêmes yeux, même nez.
J'essaie de ne pas porter de jugement. J'essaie vraiment ! Mais quand j'ai lu : « il n'y a absolument rien à dire », j'ai bien vu que mes préjugés avaient la peau dure. Ces propos m'ont fait plaisir. Mon Minsuk, lui, n'était pas refait. Et j'en suis fière.
Lui, pas comme Rémi ! Plus j'y pense, plus je remarque combien les deux garçons sont différents. Des opposés. Minsuk, le silencieux, le solitaire, alors que Rémi passe ses journées à raconter des blagues (plutôt de mauvais goût), quand il ne se prend pas en photo avec une perche à selfie. Car il a conservé l'accès à son téléphone portable, lui. Il parait que son statut d'Ulzzang n'est pas étranger à cette exception. La Pak compte sur Rémi pour communiquer positivement sur l'entreprise.
Nous, nous devons attendre le soir pour récupérer nos téléphones dans nos casiers et descendre le consulter à la cafétéria du rez-de-chaussée.
~
Le soir venu, Nanae consulte compulsivement son smartphone. La pauvre fille est accro à son appareil et j'ignore comment elle survit si loin de lui une journée entière.
J'envoie un message à Soumaya, la tenant au courant de l'évolution (infinitésimale) de mon enquête, alors qu'elle préfèrerait m'entendre lui annoncer que j'ai enfin trouvé l'âme sœur, ou tout au moins un plan cul.
— Jeanne.
Je lève les yeux de l'écran, car Nanae m'interpelle. Elle semble un peu gênée.
— Quoi ?
Nanae me tend son téléphone, je distingue le visage de Rémi. La photo est honteusement photoshopée, si bien qu'il ressemble vaguement à une poupée de petite fille : yeux de mangas écarquillés, cils longs, joues roses. Ses lèvres sont pincées comme s'il faisait un baiser et de petits cœurs ont été ajoutés à l'invraisemblable illustration.
C'est seulement quand je parviens enfin à détourner les yeux de la photographie que je remarque le texte qui l'accompagne.
« Nanaelle22, une photo inédite rien que pour toi !
Pourrais-tu dire à ton amie que je lui présente mes excuses pour ce qu'elle a entendu ? Je ne tiens pas à avoir des ennemis parmi mes frères et sœurs de Pak Entertainment. Nous devons nous entraider, pas nous juger les uns les autres. Faisons la paix. »
— Qu'est-ce que tu as entendu ? demande Nanae.
— Je... dis-lui que je lui pardonne. Si ça lui fait plaisir.
— Tu lui pardonnes quoi ?
— Dis-moi, c'est vrai que c'est un ancien gros ?
Nanae n'est pas dupe, elle sait très bien que je détourne la conversation, mais malgré cela elle accepte de me résumer l'histoire de Rémi.
Rémi est bien un ancien obèse. À treize ans, il dépassait la barre symbolique des cent kilos. Il vivait très mal cette situation, se trouvant sans allure, laid. Mais ce furent surtout les remarques sur son inaptitude à réagir qui le blessèrent. On ne reproche jamais à un homme de petite taille de manquer de volonté. On ne lui dit pas qu'il pourrait faire des efforts et grandir un peu. Au contraire, le gros sera toujours responsable de la situation dans laquelle il se trouve. Les jeunes camarades de l'École de musique, dans laquelle Rémi étudiait, pensaient de la même manière.
— T'es gros ! lui assénaient-ils. À ta place, j'aurais fait un régime depuis longtemps.
Rémi commença donc son premier régime, une restriction calorique sévère qui le sortit de son obésité infantile. Trois années plus tard, il était devenu fantastiquement mince à ce moment-là. Il éprouva le besoin d'exposer le résultat sur le web, où son blog ne passa pas inaperçu. Voilà comment il fut projeté du statut de petit gros à grand modèle de beauté.
J'écoute le récit de Nanae et il me semble enfin comprendre pourquoi Rémi parle sans cesse de son apparence, pourquoi il en fait un tel étalage. Cette manière qu'il a d'attirer toute l'attention sur son physique, je la trouvais superficielle et prétentieuse. Pire, j'ai supposé qu'il s'agissait d'une tentative pour détourner l'attention de la vacuité de son esprit, l'abîme de son inculture. Mais, finalement, ce n'est ni l'un ni l'autre. Ni prétention, ni solution par défaut. Rémi expose son corps svelte et son visage émacié, parce qu'il est le résultat d'années de lutte, une revanche sur la vie. Chaque fois qu'il se tire le portrait, qu'il fait un selfie, il envoie un message à ceux qui l'insultaient dans la cour de récré.
En regagnant le dortoir, j'ai la certitude qu'il vaut bien mieux que l'image qu'il s'acharne à donner de lui-même.
J'ai envie de le connaître. Or, il faut bien l'avouer, j'ai été plutôt froide et distante avec lui jusqu'à présent.
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Pour Minsuk
Misterio / SuspensoQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...