La file d'attente serpente dans le hall de la Pak, avant de se poursuivre dans la rue, sur le trottoir, canalisée par des barrières en métal. Le soleil est déterminé à nous cuire toutes et tous à petit feu. J'ai l'impression que je vais attraper un cancer de la peau, là, dans cinq minutes.
Devant moi, les coudes appuyés sur la barrière, une adolescente coréenne, à la silhouette légère, a été plus prévoyante que moi. Ses yeux sont protégés par des lunettes de soleil, modèle pilote, et sa peau au teint de lait par un chapeau noir à larges bords. Elle s'évente à l'aide d'un ventilateur portable customisé, rouge cerise, qui clignote et possède de petites oreilles de lapin.
— Toki, dis-je.
La jeune fille se tourne vers moi en cachant pudiquement son sourire derrière sa main. En Asie, on considère que les dents sont érotiques. C'est plus convenable de les dissimuler, surtout devant un homme. Je ne vois plus que ses joues pleines, gonflées par la joie. Ses cheveux noirs, très longs, descendent jusqu'à la limite de son mini-short.
— Tokiiii ! répète-t-elle. Do you know Toki ?
Toki veut dire lapin en coréen, mais c'est surtout le nom de la mascotte de Minsuk, son logo. Les disques de Minsuk étaient toujours vendus dans une pochette sur laquelle était dessiné Toki, le lapin rouge, ressemblant à Bugs Bunny, mais avec des peintures de guerre sur le visage.
Honnêtement, je ne vois pas le rapport entre l'univers artistique de Minsuk et ce fétiche mignon. Je le trouve assez inadapté. Je pense que Toki est une invention marketing, un personnage superflu, sans fondement artistique. Il a été imaginé dans un bureau, par des publicitaires astucieux, probablement bien avant que la première phrase de la première chanson de Minsuk ne soit écrite.
L'intérêt principal de cette invention est de vendre des produits dérivés, qui plairont au public visé par la K-pop : les jeunes adolescentes. Malgré mon avis très réservé sur cette mascotte, je suis heureuse de reconnaitre Toki dans les mains de cette autre candidate. En tant que fan, je considère qu'une personne qui aime sincèrement Song Minsuk ne peut pas être totalement mauvaise.
Je lui réponds que je connais Toki et, aussi, que je parle le coréen.
— Oh ! Cool ! Tu aimes Minsuk, alors ?
— Un peu.
— Great ! C'était vraiment le meilleur. Il n'était pas que bon chanteur, il était généreux, intelligent... C'était un véritable modèle à suivre. C'est parce que je l'admirais que je suis là aujourd'hui. Je veux entrer à la Pak, moi aussi, comme Song Minsuk.
Elle me tend le ventilateur Toki que j'accepte bien volontiers. Je m'évente avec un soupir d'extase non retenu.
— Tu es assez âgée pour passer le casting ? demandé-je.
La grande fille qui me tient compagnie a beau faire déjà ma taille et porter une tenue un peu olé olé, ses traits la trahissent.
— Fourteen years old, répond-elle dans son anglais impeccable et survendu. J'ai quatorze ans, c'est assez. Et toi ? Quel âge as-tu ?
— Dix-huit ans.
— Great ! Tu es venue de France spécialement pour passer le casting ?
— Pas vraiment, ça s'est présenté par hasard, éludé-je... Mais, toi, tu n'as pas peur que ça soit trop difficile ? C'est une carrière très difficile d'être Idol.
Je prends un risque en posant cette question. Je suis censée passer un casting pour entrer dans une agence de K-pop. Tenir un discours antisystème n'est pas dans mon intérêt, mais cette fille n'a que quatorze ans. Sait-elle vraiment dans quoi elle s'embarque ?
— Oh non ! éclate-t-elle de rire. J'ai bien plus peur de ne pas réussir mes castings. Il faudrait que je retourne à l'école. J'en ai assez de bachoter, d'apprendre par cœur des choses qui ne m'intéressent pas. Je n'aime pas l'école. Si je ne suis pas en train de prendre des cours de danse, ici, après l'école, mes parents m'enverront au hagwon, jusque tard dans la nuit. En plus, je ne suis pas faite pour ça. Je n'ai pas des bons résultats.
Elle rigole de nouveau. Cette fois, elle oublie de mettre la main devant sa bouche et je découvre que les deux incisives du haut se chevauchent.
— C'est parce que je n'aurais jamais une bonne université que mes parents ont accepté que je fasse des castings. Ils savent que je n'ai pas beaucoup d'avenir ailleurs.
Je n'ajoute rien. J'ai entendu parler des hagwons, ces cours du soir que les Coréens prennent, parfois jusque tard dans la nuit, et cela dès le collège. Maintenant, je comprends que cette fille signera n'importe quel contrat, aussi désavantageux soit-il, uniquement pour éviter le carcan de l'école coréenne.
Nous restons longuement l'une à côté de l'autre, à nous transmettre tour à tour le ventilateur. J'apprends qu'elle s'appelle Hyunae, qu'elle aimerait qu'on l'appelle Annaëlle (cette manie des Coréens à rêver de porter un nom occidental !), mais que tout le monde l'appelle Nanae.
De temps en temps, ma voisine de queue me déshabille du regard. Je dois lui faire un drôle d'effet, dans mes baskets de randonnée et mon jean droit. Je n'avais pas de tenue un peu bling-bling pour me rendre à ce casting. Je vais me faire recaler à l'entrée, comme en discothèque. Y penser me donne des maux de ventre (à moins que ce ne soit les piments).
Ma nouvelle amie me montre des vidéos de chorégraphies qu'elle a travaillées spécialement pour le casting. J'ai de plus en plus chaud, de plus en plus mal au ventre. Néanmoins, les trois heures d'attente passent relativement vite et je me retrouve à signer un registre. Deux employés successifs vérifient mes papiers, ainsi que mon document d'inscription.
— Revenez ce soir à 18h30, salle F., votre numéro de candidat est le 61 404. Bonne chance à vous.
Je suis un peu déçue de devoir encore attendre. Devant l'entrée, je retrouve Nanae.
— Il faut que tu reviennes ce soir, toi aussi ? demande-t-elle.
— Oui.
— Great ! C'est vraiment bien.
— Tu trouves ?
— Oui. Je n'osais pas te le dire... mais tu ne peux pas passer le casting de la Pak comme ça. Et puisque tu es une E.T., comme moi, je vais t'aider. Je t'emmène faire les boutiques.
J'entends d'ici ma Soumaya hurler : « Oh yes ! »
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Pour Minsuk
Mystery / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...