Par le passé, j'avais des preuves à faire, maintenant, j'ai des comptes à rendre. Le succès fait monter la pression.
J'en fais des cauchemars.
Cette nuit, j'ai rêvé qu'un animateur télé me posait une question et que, lorsque j'ouvrais la bouche, aucun son ne sortait. Je restais stupéfié devant les caméras, les pieds accrochés au sol, l'animateur plaisantait et le public se moquait de moi. J'étais démuni, complètement privé de la possibilité de me défendre. Je redevenais, soudain, l'enfant muet et ridicule que j'étais autrefois.
Cette sensation que j'ai de lutter lorsque je parle n'est pas vraiment nouvelle. Elle ne doit rien à ce succès soudain. J'ai toujours eu du mal à parler, surtout en public. Le silence est ma zone de confort, la parole, elle, un défi permanent. Je ne zozote pas, je ne bégaie pas non plus, seulement, les mots m'échappent. Le sens de ce que je veux dire se forme très clairement dans mon esprit, puis, au moment de construire ma phrase, les mots se perdent, me filent entre les lèvres. Je mets un temps fou à les rattraper. J'avance donc mot après mot, comme sur un fil. Tel un équilibriste du langage, il m'arrive de m'arrêter au milieu d'une phrase, avant de repartir, ce qui me donne une façon de parler lente et tâtonnante.
Pour mon interlocuteur, je passe dans le pire des cas pour un homme un peu lent, réservé et timide, dans le meilleur, pour quelqu'un de tranquille, qui ne se presse pas. En réalité, sans le savoir, les gens qui m'écoutent contemplent les séquelles que j'ai conservées de mon enfance. Je suis un ancien muet qui a retrouvé la parole grâce à un miracle.
Je dis miracle, car mon intime conviction est que je dois ma guérison aux prières de ma grand-mère.
Il s'agit peut-être du plus ancien de mes souvenirs. Je devais avoir quatre ans, presque cinq. Il débute dans une forêt. Minhok-hyung et moi faisions une ascension sur un sentier en pente douce, couvert de galets plats. Nous nous tenions la main. Devrais-je préciser que c'est hyung qui nous entrainait au pas de course ? Je devais trottiner pour parvenir à suivre la cadence imposée par lui. Je regardais peu mes pieds et je trébuchais sur le sentier accidenté. Chaque fois, la main de mon frère, sa stature stable, m'empêchait de chuter. Les doigts de Minhok qui se resserraient sur ma main me faisaient comprendre que je nous ralentissais. Mais je n'avais pas envie de me presser. J'avais envie de suivre le mouvement des branches et le vent qui les secouait. J'aimais voir le ciel qui jouait à cache-cache derrière leurs frétillements.
Puis nous avons entendu la voix de notre grand-père crier nos prénoms. Nous nous sommes retournés comme un seul corps. Nous avons constaté que nos aïeuls ne se trouvaient plus derrière nous. Hyung tirait encore sur mon bras, il voulait repartir, mais j'ai refusé de bouger avant que nos grands-parents ne nous rejoignent. Plusieurs passants, tous vêtus de leurs propres plus beaux hanbok, nous ont dépassés. Ils ont parfois baissé la tête pour nous observer. J'ai compris qu'ils se demandaient si nous nous étions perdus. Puis une femme s'est arrêtée. Elle nous a demandé si nous étions seuls. J'ai tiré sur la manche de hyung, mais ma précaution était inutile, il avait déjà commencé à répondre pour nous. Je l'ai écouté expliquer à la femme que nos grands-parents étaient à quelques pas seulement, qu'on les distinguait, là-bas.
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Pour Minsuk
Mystery / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...