31. Cimetière (réécriture)

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Contrairement aux Européens, les Coréens ne construisent pas leurs cimetières à l'entrée des villages ou derrière les églises. Ils sont plutôt perdus dans la montagne, comme s'il fallait marquer par cette distance la séparation entre le monde des morts et celui des vivants. Le cimetière dans lequel Minhok m'a donné rendez-vous se trouve au-dessus de Séoul, et je dois marcher pour m'y rendre.

Je n'avais jamais vu de sentiers de randonnée aussi aménagés que celui-ci. Autour de moi, la nature est sauvage ; les branches graciles des camphriers sinuent, les fougèrent transpercent une couche épaisse de feuilles mortes ; mais, sous mes pieds, une natte tressée protège mes chaussures de la boue. Des gardes corps quadrillent le sentier, interdisent aux randonneurs d'emprunter des parcours buissonniers.

Je suis loin d'être seule en ce dimanche matin, les citadins sont venus nombreux pour échapper à la fournaise de la ville. L'ombre salutaire des arbres apporte une douceur miraculeuse à cette promenade. Physiquement, il faut s'accrocher, car la pente est raide. J'inspire et je prends mon mal en patience pour franchir les 200 mètres de dénivelé qui me séparent de ma destination.

Cela n'est pas si pénible que ça en a l'air. Comme toutes les personnes qui, au moins une fois dans leur vie, ont connu une période d'enfermement, j'aime marcher.

J'ai passé trop de temps dans la maison de mes parents, entre ma chambre et le salon, le jardin et le perron, avec comme seule ligne d'horizon une haie bien taillée. Mon espace extérieur se limitait aux dix mètres carrés de notre jardin, occupé par un petit potager et une balançoire. Je me souviens d'après-midis entiers à me balancer. Je voulais atteindre le point le plus haut possible. Je ramenais les pieds vers l'arrière puis vers l'avant le plus fort possible. Je calculais une trajectoire elliptique qui franchirait à coup sûr la clôture me séparant du jardin des voisins, et où je les entendais souvent jouer. J'imaginais l'instant précis où il faudrait que je me lâche. J'avais tous les calculs, tout le potentiel, malheureusement, je manquais de courage.

J'avais peur d'échouer et de manger la haie de la clôture avec les dents. J'avais surtout peur de réussir. Je redoutais l'après-atterrissage, lorsque, agile comme un chat, j'aurais touché terre devant les yeux stupéfiés de mes jeunes voisins. Comment les aborder ? Comment justifier mon intrusion ?

— Bonjour. Je suis la voisine. Je connais les règles de colin-maillard. Je les ai lues dans un livre. Ça vous dirait qu'on joue ?

Non, vraiment. Ça n'aurait jamais pu marcher.

L'arrivée au cimetière me ramène dans la réalité du temps présent. Une pelouse d'un vert frais habille les sépultures, qui prennent la forme de modestes tumulus oblongs. Des pierres gravées mentionnent les noms des défunts, leur date de naissance et de mort ; rarement, une photographie est incrustée dans la pierre ou posée à côté.

Je passe de longues minutes à déambuler dans les allées de tombes. J'erre dans ce véritable labyrinthe. Impossible de voir bien loin en raison des bosquets et des murs végétaux. En plus, le cimetière est bâti en terrasses, comme les rizières. En fait, c'est un bel endroit, spacieux, entretenu, vivant (il y a des visiteurs partout) et très calme en même temps. Aux fleurs qui agrémentent les tombes, s'ajoutent celles qui fleurissent les allées. Dans l'ensemble, ce cimetière ressemble davantage à un superbe parc végétal qu'à un linceul de tristesse minéral comme chez nous.

Au sortir d'un tunnel de plantes grimpantes, je trouve celui que je suis venu voir. Même s'il est de dos, j'identifie la chevelure brune de Minhok et son perfecto de cuir.

Il ne m'a pas expliqué les raisons de son revirement. Il s'est contenté de me donner rendez-vous. Ici.

A-t-il l'intention de me montrer sa tombe ?

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant