Mon père serait-il fier de moi ?
C'est une question que je me pose parfois. Particulièrement quand ma vie prend une tournure honorable. Je viens d'apprendre que je vais faire une tournée internationale. La nouvelle m'a ému aux larmes. J'ai essayé de paraitre digne pourtant, parce que j'étais filmé. La prod' a voulu me faire une surprise en m'annonçant la nouvelle en public, une sorte de caméra cachée.
Je pensais faire une vidéo pour présenter mon nouveau logement à mes fans, une petite vidéo informelle, comme on en fait sans arrêt pour conserver le lien avec les fans. En fait d'informelle, cette vidéo a été l'occasion de faire une annonce très officielle et d'une grande importance pour moi. Nous filmions simplement, à l'aide d'une webcam, en comité restreint, car seul Gong était présent, hors du cadre. Mon manager, complice du piège depuis le départ, m'a tendu un mot à lire à haute voix, face caméra.
J'ai lu ce qui était écrit à haute voix :
— Chères E.T., vous serez les premières à savoir, et je le découvre en même temps que vous, que nous organisons une tournée internationale, l'année prochaine...
Quand j'ai compris que j'étais sur le point de prononcer des mots qui allaient concrétiser un rêve de gosse, les paroles se sont coincées dans ma gorge. Or, je ne pouvais pas me permettre de m'arrêter de parler trop longtemps, pas devant une caméra. J'étais obligé de dire quelque chose, pour me justifier de m'être interrompu de cette manière. Alors, j'ai dit :
— Je suis très ému.
Finalement, Gong est venu à mon aide. Il m'a rejoint dans le champ, il a salué la webcam.
— Tu préfères que je le dise à ta place ? a-t-il demandé, avec un rire attendri. Je peux le dire à ta place.
J'avais bien envie. D'autant plus que, pour de bon, les larmes étaient en train d'envahir mes yeux. J'ai tenté de me contrôler, mais déjà je me rongeai l'ongle du pouce. C'était la première fois que ça m'arrivait : craquer devant mon public. Mon manager a passé son bras par-dessus mes épaules.
— C'est touchant. Tu es ému et c'est très touchant. Continue !
Je ne parvenais même plus à sourire, parce que je venais de dépasser le stade de la gêne. J'étais réellement bouleversé. Même mes lèvres s'étaient mises à trembler. Je me suis appuyé sur mes genoux et j'ai essuyé le coin de mon œil. Je suis resté un petit moment dans cette position, le temps de retrouver une contenance. Puis j'ai pris une décision, je me suis redressé et j'ai frappé dans mes mains pour me donner du courage. Ensuite, en m'adressant à la caméra, j'ai récité mon texte :
Je vais me produire en Asie, aux Etats-Unis, en Europe et en Australie. Je vous demande d'être patientes pour connaitre précisément les dates et de vous préparer à m'accueillir. J'arrive !
À partir de maintenant, ma carrière devient internationale. Avec ma musique, nous allons franchir des frontières et des continents, avec elle, nous déferlerons sur le monde. Je suis terriblement fier et c'est sans doute la raison pour laquelle je pense à mon père. Je vais traverser le Pacifique, aller en Amérique, et je ne sais même pas s'il aimait l'Amérique. Je ne sais pas grand-chose de mon père. Ma mère dit que les meilleurs partent toujours les premiers. J'imagine que c'est une façon de dire qu'il était quelqu'un de bien.
Je me pose beaucoup de questions à propos de mon père, des questions que je garde pour moi. J'ai appris qu'il ne fallait jamais interroger les vivants à propos des morts. C'était à ma mère de m'en parler et non à moi de la questionner. Il fallait que ça vienne d'elle. Donc, je me suis tu, toute ma vie, et, aujourd'hui, mes interrogations finissent dans ce journal : est-ce qu'il aimait les États-Unis ? Est-ce qu'il était militaire parce qu'il avait le goût de la guerre ou, au contraire, celui de la paix ? Pourquoi était-il dans le centre commercial du Sampoong, le 19 juin 1995 ? Qu'est-ce qu'il était venu acheter ? Sait-on s'il est mort sur le coup, pendant l'effondrement du bâtiment, ou s'il a été asphyxié, par la poussière, après des heures de suffocation ?
Je sais qu'ils ont retrouvé un survivant dix-sept jours après l'accident. Dix-sept jours. Ma mère ne m'a jamais dit si on avait retrouvé mon père au bout du deuxième jour ou bien plus tard.
Je ne peux pas vraiment lui en vouloir de ne pas évoquer tout ça. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne jamais savoir. On dit qu'il n'y a rien de bon à remuer les mauvaises choses du passé. Cela offense les morts et fait mal aux vivants. Ce n'est pas plus mal que ces questions restent dans mon journal intime et n'en sortent jamais.
En revanche, j'aurais aimé qu'on me parle davantage de ce qu'a été mon père de son vivant. Je ne sais presque rien de lui. Je voudrais connaître son groupe sanguin, savoir s'il parlait bien, s'il faisait de l'exercice, s'il votait à droite ou à gauche, si c'était un gros dormeur et s'il allait souvent au cinéma.
Je voudrais savoir quel type de musique il aimait.
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Pour Minsuk
Mystery / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...