43. En attendant le témoin (réécriture)

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— Jha-neuh, articule la serveuse du Starbuck en m'adressant ma commande.

Je saisis la coupe en carton, la chaleur du café saveur noisette se diffuse instantanément vers ma main.

Minhok ne m'a pas attendue. Il a entamé son propre verre, un café latte, et s'est installé sur une table haute et fine, au centre de la salle. Il consulte ses messages sur son smartphone. Lorsque je m'assieds près de lui, il n'a aucune réaction, j'ai l'impression de ne pas faire partie de son monde.

Sept heures du matin n'ont pas encore sonné, nous sommes un dimanche, et pourtant l'ambiance est vivante. La jeunesse coréenne discute à voix basse, autour d'un petit déjeuner à l'américaine. L'ambiance est à la détente. Les arômes de café, de sucre et de thé Matcha me réveillent paresseusement. Le rythme des cours à la Pak n'a rien perdu de sa frénésie, je travaille beaucoup, je dors peu. Mais je dois reconnaitre que, dans l'immédiat, je me sens bien, un peu comme si, en partageant un café avec Minhok, à Hongdae, je donnais un sens à mon voyage en Corée.

Mais je ne suis pas ici pour partager un verre avec Minhok. En tout cas, pas que pour ça. Nous attendons un troisième convive. Cet invité spécial justifie notre présence ici à tous les deux.

Au bout d'un certain temps, Minhok regarde sa montre nerveusement.

— Il ne va pas tarder à arriver, prévient-il.

Peu bavard, il n'en ajoutera pas davantage. J'en profite pour l'observer. Il donne l'impression de s'être camouflé. Un chapeau, comme ceux que portent les pêcheurs à la ligne, lui barre le front. Il a toujours des cernes qui lui descendent jusqu'au menton.

— Comment vous l'avez retrouvé ? demandé-je pour faire la conversation.

À ma grande surprise, il ne me rembarre pas. Il pose son téléphone sur la table et m'explique :

— Ça n'a pas été facile. J'ai visionné les reportages télé de l'époque. Le témoin était interviewé dans la rue et ils n'avaient pas affiché son nom. J'ai dû faire des recherches pour retrouver l'identité de celui qu'on voyait dans le reportage. Il s'appelle Seong Kitaek.

— Il a accepté de vous parler facilement ?

Minhok esquisse un petit sourire ironique.

— Pas vraiment, non. Mais il a changé d'avis dès que je lui ai parlé de le dédommager pour son déplacement.

Je me demande bien combien ça a couté de faire venir l'une des personnes qui prétendent avoir vu Minsuk se jeter du pont de Mapo. J'attends beaucoup de cet interrogatoire. Je compte bien apprendre pourquoi cet homme ment.

— Vous aussi vous pensez qu'il ment ?

Il tousse et me jette un regard incisif.

— Non. Je vous ai déjà dit que mon frère s'est tué. Je n'ai aucun doute là-dessus.

— Alors, pourquoi est-ce que vous avez cherché à retrouver Seong Kitaek, dans ce cas ?

Il souffle avec mépris.

— Je l'ai fait pour vous. Pour que vous arrêtiez de me harceler avec vos propos incohérents.

Il ne m'a pas regardé dans les yeux en me parlant. Je joue avec le feu en remettant sans cesse en question la thèse du suicide auprès de Minhok. Je m'étais juré de ne pas recommencer, mais, c'est plus fort que moi. D'un autre côté, ça l'arrange bien de se servir de moi pour enquêter sans complexe sur la disparition de Minsuk. Il refuse de s'avouer à lui-même qu'il doute et je lui sers de prétexte pour ses investigations.

— Donc vous pensez que Minsuk s'est suicidé ?

— Je ne crois pas, je le sais.

Il est en train d'oublier le fond de son café. Le liquide refroidit, peu à peu, sur le coin de la table. Tandis que moi, pour m'occuper les mains, j'aspire régulièrement des gorgées de mon breuvage réconfortant à la noisette. Entre chaque lampée, j'assène des paroles risquées, mais qui me tiennent à cœur.

— Et ça ne vous fait rien ?

Il fronce les sourcils. Son ton est encore plus agressif que d'habitude quand il poursuit :

— Qu'est-ce que vous insinuez ? Dites-le franchement !

— Vous arrivez à lui pardonner ?

En quelques secondes, j'ai complètement perdu mon sang-froid. Cette dernière phrase, je l'ai prononcée avec une émotion palpable. Mes mains tremblent comme un insecte à l'agonie, et menacent de faire se renverser mon café crème.

Nous nous approchons trop, beaucoup trop, du sujet qui fait mal.

— Vous voulez dire, pardonner à... à Minsuk ?

J'acquiesce.

— Oui, bien sûr que je lui ai pardonné.

— Comment est-ce que... ?

Je n'arrive même pas à finir ma phrase. L'émotion me paralyse. J'ai honte de m'afficher de cette manière devant lui. Heureusement, je parviens à retenir les larmes.

Jamais, jamais je ne pourrai lui pardonner un suicide. C'est au-dessus de mes forces. Quand j'entends Minhok, je ne sais pas si je lui en veux d'excuser l'inexcusable ou si je l'admire d'en être capable.

— Comment ? répète-t-il en attrapant enfin sa coupe en carton.

Je sens qu'il est surpris et touché par mon émotion. Lui qui se trouvait sur la défensive quelques secondes auparavant vient de se calmer. Son expression sereine me fait penser à celle que j'aimais tant, chez son frère. Il réfléchit quelques longues secondes, avant de reprendre d'une voix calme.

— Comment ? Eh bien... il m'a fallu du temps. Moi aussi, j'étais comme vous, au début. Je ne voulais pas y croire. C'est vrai que, je pensais que ça ne pouvait arriver qu'aux autres. Pas à Minsuk. Pas sans que je ne le voie. Puis quand j'ai admis que c'était la seule et unique vérité, je lui en ai voulu. Évidemment.

Je serre les dents, de toutes mes forces à m'en briser l'émail. Évidemment.

— Je lui en ai voulu, pendant un moment, mais ça n'a pas duré longtemps. J'ai fini par comprendre qu'il avait dû avoir ses raisons. Bien sûr, j'aimerais comprendre ce qui s'est passé dans sa tête. Je lui en veux encore aujourd'hui de ne rien m'avoir dit. Mais j'ai fini par comprendre que, si ça s'était produit, ce n'était pas sa faute.

Pas sa faute ?

Quand un piéton traverse la route sans regarder et se fait renverser par une voiture, quand un nageur est emporté par une baïne, sur une plage de Nice, quand un chauffeur fatigué rate un virage, là, là oui, on a le droit de dire que n'était pas leur faute. Ils ne l'ont pas voulu. Ils auraient dû le prévoir, mais ils ne l'ont pas voulu. Par contre, quand on se met une corde autour du cou, quand on prend des somnifères dans un bain, quand on s'ouvre les veines ou quand on se tire une balle dans la bouche, on le fait exprès. On n'a pas d'excuses.

— Pas sa faute ? murmuré-je méchamment entre mes dents. Vraiment ? C'est la faute de qui alors ?

La mienne peut-être ?

Minhok choisit ce moment-là pour avaler son café, prenant son temps, comme s'il était trop chaud. Il refuse de croiser mon regard, toute compassion envolée, plus fermé encore que le jour où je suis retournée le voir à son bureau.

Puis il repose son verre. Je frissonne. Il va me mettre dehors, il va me faire sauter mon visa pour de bon cette fois.

— Il est là, dit-il en fixant l'entrée.

En effet, Seong Kitaek vient de passer le seuil du restaurant.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant