J'ai appris que l'équipe de France de football avait gagné la coupe du monde 1998, en classe de seconde. C'est-à-dire beaucoup plus tard que tous mes camarades. Ils ne voulaient pas croire que je puisse être aussi ignorante. Ils pensaient que je le faisais forcément un peu exprès.
— Tout le monde sait ça, Jeanne ! Tu vivais où avant ? Dans une grotte ? Sur une autre planète ?
Je n'ai pas répondu. Mais j'aurais pu lui révéler que le football était une notion toute nouvelle pour moi. Un an auparavant, je n'avais aucune idée de l'existence de ce sport. Mes parents avaient jugé bon de ne pas m'en parler. Trop populaire, trop vulgaire. En matière de sport, nous parlions parfois des Jeux Olympiques : course à pied, saut à la perche et natation.
Mon père vivait grâce au porte-à-porte, il me donnait souvent une bise sur le front avant d'aller travailler. Il commençait toujours par embrasser ma mère, un baiser chaste au coin des lèvres, passant parfois une main dans ses cheveux ou sur sa joue, puis il venait vers moi. Parfois, je restais assise, d'autres fois, je me levais et me mettais sur la pointe des pieds pour qu'il me fasse ce baiser sur le front.
Il partait toujours au travail avec un costume complet, pantalon à pli, chemise, gilet et veste. Il prenait aussi sa grande valise contenant ses marchandises. Malgré ce que dit l'expression, il n'a jamais vendu d'aspirateurs. Il y a eu des casseroles, des encyclopédies, des pinces pour retenir la ceinture de sécurité et éviter ainsi qu'elle ne vous rentre dans le cou, des chaussures ergonomiques avec le talon devant, et aussi, (c'est le souvenir le plus loquace que j'ai gardé en mémoire) un tabouret à poser devant les cabinets, qui devait réduire les problèmes de constipation.
Parmi tous les objets que mon père vantait au cours de ses tournées, aucun n'a jamais été utilisé chez nous.
Ma mère, elle, ne travaillait pas. Nous restions toute la journée ensemble, dans une maison pavillonnaire, au nord de Versailles. La maison, plein pied, comptait deux chambres. Notre jardin, qui ne faisait pas plus de dix mètres carrés, était occupé par un petit potager et une balançoire.
Je n'avais pas le droit de sortir ni de voir d'autres enfants. Parce qu'ils grandissaient dans le monde moderne, qu'ils étaient pervertis et méchants, pourris par les jeux électroniques, hébétés par la télévision, abrutis par les discours de leur maitresse de grande section.
Mes parents m'avaient protégée de tout ça, ils ne m'en parlaient que pour me mettre en garde. Je ne devais pas trop regarder dans les rayons du supermarché. Tant que j'étais assez petite pour tenir dans le siège du caddie, ma mère me disait de fermer les yeux et de compter le plus loin possible. J'ai parfois désobéi, vu les écrans et les gens, ceux qui avaient mon âge, ceux qui étaient plus âgés, ceux qui étaient blancs, comme moi, et ceux qui étaient noirs, marrons ou beurs. Mes parents disaient qu'ils étaient de plus en plus nombreux, les Noirs et les Arabes surtout, mais ailleurs, dans le monde, les Asiatiques pullulaient, les Indiens proliféraient et nous les Européens, même en Europe nous n'étions plus l'Europe. Les hommes étaient devenus trop nombreux... et 2012, 2012 approchait.
Quand je suis devenue trop grande pour siéger sur le caddie, ma mère a décidé que je devrais l'attendre à la maison. Je profitais de ses absences pour mettre la musique à fond dans le salon, et chanter à tue-tête les titres d'Édith Piaf. Je me mettais au piano et je jouais les morceaux à l'oreille.
D'autres fois, je sortais les livres de cours par correspondance et je collais les pages sur la vitre du salon, pour essayer de lire par transparence les lignes que ma mère avait censurées, pour découvrir des informations sur les années interdites. Mes parents avaient choisi de supprimer toutes les informations postérieures à 1968, car c'était à partir de là que tout s'était corrompu, que les mœurs s'étaient perdues. Moins j'en savais, plus je serais prête pour le jugement dernier, qui approchait à grands pas. J'avais fêté mes 11 ans en 2011, nous y étions presque.
Malgré le danger qu'il représentait pour moi, j'étais fascinée par le dehors. J'enviais mon père, qui sortait presque tous les jours. Pourquoi lui avait-il le droit de vivre la modernité ?
Un matin, rassemblant tout mon courage, j'ai osé demander à mes parents pourquoi ils pouvaient sortir dehors contrairement à moi.
Mon père s'est énervé :
— Nous ne le faisons pas par plaisir. Si on avait le choix, comme toi, de rester à l'abri, on le ferait.
Ma mère, plus douce, m'a posé une main sur l'épaule :
— Nous nous savons faire la part des choses, nous sommes des adultes. Toi qui es un esprit jeune, en quelques heures à l'extérieur, tu vas être imprégné par ce millénaire. Déjà que...
Elle s'est interrompue. J'ai insisté :
— Déjà que quoi ?
— Déjà que tu es née en l'an 2000.
Elle a caché son visage dans ses mains.
Jusque-là, je n'avais jamais réalisé. Ma mère venait de donner corps à mon plus grand drame, ma plus grande faute aussi. J'étais née au cours du XXIème siècle. J'étais née dans les années interdites.
Si mes parents avaient pu faire disparaitre tout ce qui existait après 1968, ils l'auraient fait, et, horreur, j'en faisais partie.
Je ne savais rien du XXIème siècle, à part qu'il était décadent, qu'il conduirait l'humanité tout entière au jugement dernier... et que j'en faisais partie. J'étais une part de ce que mes parents détestaient si viscéralement.
Ce choc m'a fait basculer. Je ne m'aimais plus, je ne me supportais plus. À partir de ce jour, j'ai enfoncé sous la douche, tous les jours, des lames de cutter, pour faire couler un peu du poison qui m'intoxiquait. Je purgeais mon corps de la modernité qui l'imprégnait. Je me punissais moi-même de ressentir une curiosité malsaine pour les années interdites. Une attirance dont l'origine était devenue évidente. J'étais possédée par le mal, née en l'an 2000, j'avais le diable dans le corps et c'était lui qui me poussait à convoiter le dehors. En me faisant saigner, j'avais l'impression de me purifier et de m'absoudre. Quand j'avais terminé, je lavais les coupures à l'eau bouillante, pour sublimer leur rougeur un dernier instant et me convaincre que je m'étais fait assez de mal.
Pour qu'on n'apprenne rien, je cachais le cutter dans la taie d'oreiller et j'enfilais toute la journée des manches longues. Cela a suffi. Mon père n'a rien vu, ma mère non plus. Si des doutes subsistaient encore sur le fait qu'une partie d'eux ne voulait pas me voir, ils ont été supprimés à ce moment-là. Mes parents ne me regardaient pas beaucoup.
Je me scarifiais, je ne parlais plus et je ne mangeais rien, et ça ne leur faisait rien. Ils ne voyaient pas. Je les détestais.
Ils ne parlaient plus que de 2012. Le 21 décembre approchait.
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Pour Minsuk
Tajemnica / ThrillerQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...