6. Sasaengs (réécriture)

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De toutes façons, les ruelles animées de Yongsan et ses divertissements nocturnes ne sont pas mon objectif. L'adresse de Pak Entertainment est censée se trouver dans un quartier résidentiel, où les immeubles d'habitation se comptent dizaines par dizaines.

Sur une avenue large, j'avance sur un trottoir de dalles grises, sur ma gauche des arbres ombragent les piétons, sur ma droite des boutiques exposent leurs marchandises devant leurs vitrines, sur des étals ; ce qui me donne vaguement l'impression d'avancer dans un marché à ciel ouvert.

J'ai toujours mon cartoville en main et ma valise rouge qui claque sur les dalles. On ne peut pas faire plus touriste que moi. Je compte les carrefours, un, deux, puis je tourne.

La rue que j'emprunte devient plus étroite. Petit à petit, les boutiques de vêtements cèdent la place à des bric-à-brac divers. Je passe devant un établissement qui ne vend que des robinets et des éviers et un autre propose des carrelages. Les trottoirs sont encombrés par des camionnettes utilitaires et des chariots sur roulettes. Je salue deux vieux, qui boivent une bière à l'ombre d'un auvent, les fesses posées sur des tabourets bas de gamme, en plastique rouge. Je vois dans leurs yeux qu'ils n'ont pas l'habitude de voir des touristes occidentaux marcher par ici tous les jours. Il me semblait pourtant que le siège de la Pak, comme on l'appelle familièrement, aurait attiré plus de monde. Je continue tout de même, en comptant les numéros. Plus je marche, plus je ressens le malaise de la personne qui s'égare. Dois-je rebrousser chemin ?

Je regarde encore mon cartoville, l'adresse dans la marge et je choisis de m'obstiner jusqu'au numéro indiqué, même si je sais qu'à ce stade je devrais déjà apercevoir la façade de la Pak. Je l'ai vue en photo, je sais à quoi elle ressemble et il n'y a rien de semblable dans cette rue.

Je parviens au numéro 325. La Pak devrait se trouver de l'autre côté de la rue. Or, je ne vois qu'une entrée de garage, une pente douce, qui plonge dans les entrailles de la terre, aboutissant sur un portail de garage en acier. Comme souvent en Corée du Sud, des bandes de larges peinture horizontales sont peintes dessus, rouge, jaune et bleue. Les alentours sont assez pittoresques. Les crépis s'effritent, les compteurs électriques sont tagués. Je constate même, à deux numéros de moi, des tentes de camping. Elles ne sautent pas immédiatement à la vue, car elles sont camouflées par la végétation anarchique d'un jardin mal entretenu. Je pense immédiatement à un squat. Au regard des emballages de fast-food jetés sur le sol tout autour, je ne dois pas me tromper.

Je ne sais pas pourquoi cela me choque autant. Toutes les capitales du monde ont leur lot de misère, leurs SDF. En plus, Séoul est une ville qui s'est sortie de son extrême pauvreté très récemment. Il y a trente ans, j'aurais pu voir des bidonvilles et des enfants vagabonds trainer dans les caniveaux. Tout a été nettoyé, de façon assez expéditive et controversée d'ailleurs, avant les jeux olympiques de 1988, afin de donner une bonne image du pays.

Je soupire en admettant intérieurement que j'ai fait fausse route. J'ai dû me tromper quelque part. Je m'assois sur ma valise, face à cette entrée de parking, mon cartoville ouvert sur mes genoux, je refais avec mon index le trajet depuis la sortie du métro. Bon numéro, bon nom de rue, je ne m'explique pas où est l'erreur.

Une soudaine agitation me force à lever les yeux. Des individus, une demi-douzaine de personnes, sortent du squat et courent dans ma direction. Je comprends rapidement que ce n'est pas vers moi qu'on se dirige avec tant d'empressement, mais vers une voiture. Des cris s'élèvent : des hurlements féminins. Les squatteurs sont en réalité des squatteuses. À vue de nez, elles n'ont pas l'air d'être plus âgées que moi. Elles s'attroupent autour du véhicule qui s'apprêtait à tourner dans le parking souterrain du 326. Deux des gamines n'hésitent pas à faire barrage de leur corps, les deux mains posées sur le capot de l'imposant monospace, une Hyundai grise, les vitres opaques.

Elles hurlent, en coréen :

— TAH ! Tah, descends ! Je sais que tu es à l'intérieur ! Viens nous parler !

Dans ma tête, cela fait comme si un petit habitant venait d'appuyer sur un interrupteur : tout s'éclaire. Je ne me suis pas perdue. L'adresse que j'ai n'est pas l'entrée publique de la Pak, mais l'entrée des artistes. Je ne reconnais pas la façade de l'immeuble parce que je suis derrière celui-ci.

Tah est en fait le nom de scène d'un Idol de la Pak. Un homme qui a débuté sa carrière après la disparition de Minsuk, avec quatre autres garçons. J'ai réuni un peu d'informations sur lui. En résumé : il est vocaliste, il a dix-huit ans (sachant qu'il a commencé en 2015, si on fait un rapide calcul on comprend qu'il avait quinze ans), bien que marchant dans les traces de son aîné, il n'a jamais rencontré le même succès. C'est peut-être à cause de l'intérêt modeste du public pour ce groupe que je m'étais imaginé qu'il n'y aurait pas de fans sasaengs campant devant la Pak. Apparemment, je me trompais.

Les mots de Minhok me reviennent en mémoire, il m'avait traitée de sasaeng. Je n'ai pourtant rien à voir avec ces campeuses, prêtes à se faire écraser pour apercevoir leur idole.

La portière avant de la voiture s'ouvre et le chauffeur descend. Je n'ai jamais vu un homme avoir la peau du visage aussi rouge, même son cuir chevelu, sous ses cheveux clairsemés, est cramoisie. Il s'avance vers les jeunes filles plantées devant son véhicule, en vociférant :

— Mais rentrez chez vous ! Rentrez ! Où sont vos parents ? Ah ! Si vous étiez mes filles, je vous donnerais une belle correction...

Il lève la main avec l'intention de les gifler. Les sasaengs reculent pour garder leur distance.

— Tah est dans cette voiture, je le sais, dit l'une de ces filles, qui a les cheveux coiffés en queue de cheval. Il n'a qu'à descendre et nous parler ! Il n'a qu'à me parler ! Je veux juste lui parler...

— Je vous l'ai déjà dit et répété, je travaille dans une compagnie d'assurance. Je vivais déjà dans cet immeuble avant la Pak. J'étais là avant eux, avant Tah. Il n'est pas dans ma voiture.

— Prouvez-le ! réclame une autre gamine qui a les genoux écorchés et un appareil dentaire disgracieux.

— Tu sais ce que je vais te prouver ? Tu sais ?

Il se lance en avant, la main prête à s'abattre sur la première qu'il attrapera. Elles crient et se dispersent. Quand elles sont assez loin, l'homme s'emporte après elles :

— Tah est un garçon normal et poli, pas un taré comme vous toutes ! Il ne vous parlera jamais ! Et si... et si je vous vois encore une fois, j'appelle la police, vous entendez, j'appelle la police !

Le chauffeur retourne à bord de son monospace et s'engouffre dans ce que je sais être, à présent, le siège de la Pak. Je consulte mon plan, puis reprends la route pour contourner le bâtiment et rejoindre l'entrée principale.

La plupart des sasaengs sont retournées sous leurs tentes, embusquées. À l'exception de l'une d'entre elles, que je n'ai pas vue parmi la bande qui a harcelé ce voisin. Je sais qu'il s'agit d'une fan qui campe ici car elle est malpropre, probablement la plus malpropre de toutes, avec ses cheveux verts graisseux et son piercing à la narine qui a l'air de s'être infecté. Elle porte un appareil photo professionnel autour du cou et un t-shirt Pokémon. De grande taille, elle semble plus âgée que les autres jeunes filles. Alors que je m'approche d'elle, cette impression s'accentue, je lui donne la vingtaine. Je continue de marcher. Mon malaise grandit au fur et à mesure que je m'avance pour passer devant elle. J'en arrive au point de vouloir changer de trottoir, mais je m'en empêche, par fierté ou par peur d'attirer l'attention. Les yeux noirs de la sasaeng ne me lâchent pas. Elle me toise avec méchanceté et défi.

J'arrive à son niveau en détournant le regard, gênée par cette animosité que je ne comprends pas. Je me sens soulagée une fois que je la dépasse et que je ne la vois plus. C'est alors que j'entends dans mon dos :

— Pars ! Va-t-en ! Ne traine pas autour de la Pak. Tu n'es pas la bienvenue !

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant