S'entrainer tard dans la nuit a au moins l'avantage de nous épargner l'intolérable chaleur de l'été coréen. La canicule s'est un peu calmée et les nuits se rafraichissent. Malgré ça, en raison de l'activité physique, la sueur affleure par litre à la surface de ma peau. Elle trempe mes aisselles et le t-shirt à manches longues dont je ne peux me séparer.
Tout en réalisant mes étirements au sol, j'observe Ajeong derrière son piano, ses doigts s'activent pour encourager et rythmer nos entrainements. Elle intervient de temps en temps pour donner un conseil à l'un d'entre nous. Elle est restée au-delà des horaires officiels et, pourtant, je suis certaine qu'elle ne sera pas payée davantage pour son zèle. Jusqu'à présent, je ne l'ai jamais vu quitter la salle de danse. Je suppose qu'elle veille jusqu'à ce que le dernier des trainees se décide enfin à regagner son dortoir.
Nanae est appuyée sur ma jambe tendue et l'approche progressivement de mon torse. Tandis que je serre les dents, le visage d'Ajeong perd soudain ses couleurs. Une fausse note retentit, puis la musique cesse. Elle se redresse, ses yeux fixent le couloir devant la salle de danse.
Nanae s'est relevée et ma jambe revient dans une position naturelle. Je grimace de douleur, tout en me retournant. Appuyée sur mes coudes, je cherche à me relever et, en même temps, je regarde dans la direction de la porte d'entrée. Deux hommes en costume viennent de nous rejoindre. L'un d'eux ouvre la marche avec un air conquérant. Ses cheveux sont gris mais il ne me donne pas l'impression d'être très âgé. Il a retiré sa veste, qu'il maintient pliée sous le bras, dans une attitude décontractée. Un grand sourire lui fend le visage, son torse se bombe.
Les trainees qui étaient en train de danser s'interrompent, ceux qui étaient assis ou allongés se lèvent, ceux qui étaient appuyés contre un mur s'en décollent et tous se plient pour saluer. Pas l'un de ces petits saluts de couloirs, où l'on penche seulement un peu le buste en avant, en regardant le sol, mais une véritable révérence, pour laquelle ils se plient véritablement en deux jusqu'à faire parvenir leur tête à hauteur de taille. Avec quelques secondes de retard, j'imite leur réaction.
— Bonjour, X Park !
— Bonjour, Ajeong.
Le grand patron s'adresse ensuite à nous tous, nous demandant de reprendre nos activités. Les apprentis danseurs s'exécutent. Ils luttent de toute évidence pour ne pas trop montrer leur état de nervosité. Je retourne à mes étirements, qui me semblent moins révélateurs de mes piètres talents que ne le sont mes tentatives d'enchainements chorégraphiques. Stratégie qu'une partie du groupe adopte avec moi. Seuls les plus courageux et confiants choisissent de se déhancher.
Mon attention se détourne vers l'homme qui accompagne X Park. Il s'est volontairement placé dans la seule ombre de la pièce, où il reste aussi immobile qu'un lézard se sentant épié. Il est habillé tout en noir, dans un costume plus cintré que celui du PDG, et un col roulé sous la veste. Une tenue incongrue par une telle chaleur. Il me parait extraordinairement maigre. Quant à son visage, mon ventre se tord ; le visage de cet homme m'effraie, parce qu'il a les joues creuses, les yeux enfoncés dans les orbites et des cernes bleuâtres. Il ressemble aux images qu'ils mettent, parfois, sur les paquets de cigarettes pour vous effrayer : « Fumez et vous pouvez devenir ça »
Je l'avais d'abord pris pour un Occidental, à cause de son nez étroit et pointu, de son visage anguleux et de ses pommettes tranchantes. Je ne saurais dire si ses yeux sont bridés, il n'a pas l'air d'avoir de paupière. Mais, en y regardant plus attentivement, je crois que toutes ses traits sont refaits. Cette figure est celle d'un homme qui a détruit son visage originel, pour en reconstruire un de toutes pièces, en assemblant des organes européens, comme Michael Jackson. D'ailleurs, il lui ressemble un peu : le nez, les lèvres et le menton sont identiques et, comme lui, il a les cheveux longs, épais et noirs, ainsi que le teint blême.
Pendant que je l'observe, happée, X Park a rejoint Ajeong. Ils parlent ensemble, les mains de la femme désignent certains d'entre nous, et reviennent se croiser devant sa poitrine. Puis notre professeur se déplace. Elle se dirige d'abord vers une fille, Haneul si j'ai bonne mémoire. Elle lui donne une consigne à l'oreille et la jeune fille s'incline en direction de X Park, avant d'exécuter une série de cabrioles, de changements de pied et de pas chassés qui me laissent bouche bée.
Ajeong poursuit en direction d'un autre élève, que je ne connais que trop bien. Rémi salue à son tour le grand patron, puis fait une démonstration de breakdance intensément virile et en même temps profondément émouvante. Une démonstration de force et de sensibilité. Il termine par une figure acrobatique qui lui attire quelques cris d'admiration.
Je me suis mise à trembler, je ne sais pas pourquoi. Est-ce la danse de Rémi ? Est-ce la tension intenable de cette salle de danse, plongée dans le silence, depuis que le PDG est entré ? Ou bien, est-ce parce que je n'aime pas savoir le sosie de Michael Jackson dans mon dos.
Ajeong continue son chemin dans notre direction, elle avance droit vers moi et Nanae. Je prie pour que ce soit Nanae, elle qui est si souple, mais je me liquéfie, car Ajeong pose une main sur mon épaule.
— Gardin, me dit-elle, allez au piano, immédiatement.
Ma respiration se coupe et j'obéis, je me dirige vers l'instrument. Au moment où je m'installe, Ajeong me murmure dans l'oreille :
— Ne me décevez pas. Pas devant eux.
Je perçois dans sa voix ferme une faiblesse, un tremblement, comme de la nervosité, ou même de l'angoisse. Je remarque surtout l'emploi du pluriel. De qui Ajeong a-t-elle vraiment peur ? Je sens mes yeux basculer vers l'ombre, la silhouette longiligne n'a pas bougé.
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Pour Minsuk
Mistério / SuspenseQuand Jeanne, dix-huit ans, débarque à Séoul, elle traine une grosse valise rouge, un lourd passé et des montagnes de questions sans réponses. Le but de son voyage : prouver que l'idole de sa jeunesse, Minsuk, ne s'est pas suicidé quatre ans aupar...