82. Au 6 Teheran Ro (réécriture)

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Nous sortons de l'ascenseur, je reste dans les pas de Minhok alors qu'il se dirige directement vers l'hôtesse d'accueil.

— Bonjour, j'ai un rendez-vous avec maitre Kim, à 9 heures 30.

— Vous êtes en avance.

Je jette un coup d'œil sur l'horloge murale au-dessus de la secrétaire. Effectivement, près de vingt minutes d'avance. Je repense ironiquement aux excès de vitesse de Minhok et à ses injonctions à marcher plus vite.

— Oui, je suis désolé. Vous pouvez le prévenir de notre arrivée, s'il vous plait. Nous irons patienter dans la salle d'attente...

— Ça ne sera pas utile, clame une voix dans notre dos, qui nous incite à nous retourner.

Un homme s'avance vers Minhok, lui tend la main. Pendant ces salutations, je détaille l'individu. C'est donc lui, maitre Kim, l'homme de loi. Son physique tout en rondeurs témoignerait plutôt d'un tempérament doux. Avec son crâne chauve et ses petites lunettes posées en équilibre à l'extrémité de son nez, je lui trouve même un petit air de bouddha intello, ne jurerant que par le Code du travail. Seulement, son expression tendue et ses gestes empressés contrastent avec les postures habituelles d'un adepte de la zénitude.

— Vous n'êtes pas venu seul, dit-il en se tournant vers moi, sa paume déjà offerte pour que je la saisisse.

— Non, en effet. C'est...

— ... Mademoiselle Jeanne Daussy, une stagiaire française, apprentie journaliste, à laquelle il ne faut pas faire attention, le coupé-je en échangeant une poignée de main flasque avec lui.

Je me croyais drôle, mais le regard de mon « maitre de stage » me fait comprendre que j'ai peut-être fait une bêtise.

— Mais... mais, balbutie l'avocat, cet entretien doit avoir un caractère privé, M. Song. J'en suis vraiment navré, mais je ne vous parlerai pas devant un témoin...

— Elle n'est pas stagiaire, explique Minhok en baissant la voix. Elle a toute ma confiance.

Je vois M. Kim hésiter. Son regard, rétréci par ses verres correcteurs, passe de Minhok à moi avec circonspection.

— Vous ne réalisez peut-être pas le caractère exceptionnel et très confidentiel de cet échange. Je n'aurais jamais accepté de vous parler si vous m'aviez dit tout de suite que c'était une enquête d'investigation. Je... je pensais que vous vouliez me voir pour raisons personnelles... familiales.

— C'est bien le cas ! Je ne suis pas là en tant que journaliste, je vous le jure. Je suis là en tant que frère. Quant à elle, je vous répète qu'elle n'est pas stagiaire.

— Alors pourquoi ?

— C'était une plaisanterie.

— Qui est-elle dans ce cas ?

— Une personne qui cherche à m'aider et sans laquelle je n'aurais jamais pu trouver votre adresse.

Je regarde Minhok, touchée qu'il m'accorde enfin sa confiance. J'entends aussi dans sa voix combien il a peur de passer à côté de cet entretien.

— Bien... peut-être. Ne restons pas dans le couloir. Venez.

~

Depuis le bureau, nous avons une vue dégagée sur le nord de Séoul. J'admire le mont Namsan, colline de verdure qui perce au centre de la ville. Au-dessus du parc, se dresse le symbole de la ville de Séoul, la N Seoul Tower. Elle a la forme d'une tour de contrôle, au sommet de laquelle serait perchée une antenne téléphonique rouge et blanche ; elle pointe en direction du ciel sans nuage, comme si elle voulait crever ce grand ballon de baudruche bleu.

Nous nous asseyons sur un canapé d'angle, face à une longue table basse en verre. Je n'avais pas totalement tort de comparer maitre Kim à un moine tibétain replet, son bureau respire la zénitude. Des tons neutres, zéro encombrement et beaucoup de plantes vertes. Je parierais volontiers que le positionnement des meubles obéit aux règles du feng shui. Au centre de la pièce, mon œil est attiré par une vasque suspendue, en cuivre, remplie de sable. Un pendule, à présent immobile, y a dessiné des arabesques géométriques.

Maitre Kim préfère rester debout, non loin du pendule, le regard aspiré à travers sa baie vitrée.

— Vous devez savoir, avant que nous commencions, que je n'ai pas le droit de vous parler. Je n'ai pas le droit de vous révéler ce que Song Minsuk m'a dit, il y a des années.

Il se retourne lentement. Minhok ne l'interrompt pas, mais son inquiétude est palpable.

— Song Minsuk m'avait explicitement demandé de garder le secret. Il m'a aussi ordonné de détruire tous les documents qu'il m'avait confiés... ce que je n'ai pas fait.

Je ne peux pas m'empêcher de jeter un coup d'œil vers mon voisin, impénétrable.

— Pourquoi ? Pourquoi n'avez-vous pas détruit ses papiers ? demande-t-il.

— D'abord, parce que j'ai pensé que votre frère pouvait changer d'avis. Sa décision m'avait paru brutale. Ensuite, j'ai appris son décès, comme tout le monde, dans les médias. J'ai été...

Il ne termine pas sa phrase.

— Bref, j'ai pensé que, peut-être, si la police enquêtait sur son décès, elle pouvait remonter jusqu'à moi, et m'interroger. Ils auraient pu me demander quelle avait été la nature de nos échanges. Le secret professionnel m'interdit de révéler ces choses-là, cependant, la police peut contourner le problème avec un mandat... dans des cas bien particuliers.

Ma gorge s'assèche au fur et à mesure qu'il parle. À côté de moi, Minhok s'impatiente, s'agite sur son canapé. Ses mains serrées sur ses cuisses. Il intervient :

— Vous hésitez encore ?

L'homme de loi se retourne vers Minhok. Il semble très nerveux, son regard évite de se poser sur son interlocuteur.

— Je n'ai jamais trahi le secret professionnel. Pas même avec ma femme, vous comprenez. Mais... c'est la première fois que ma déontologie s'oppose à mes valeurs. Je pense que... vous avez le droit de savoir. Seulement, j'aurais préféré que la police m'y oblige, j'aurais préféré faire ça dans les règles.

— Je comprends. Je comprends tout à fait, tempère Minhok. J'ai conscience que je n'ai aucun mandat, aucun papier, mais regardez-moi...

L'avocat accepte enfin de fixer son invité droit dans les yeux.

— Vous me voyez. Je n'ai aucun papier, mais je vais vous parler honnêtement. Je suis un frère en deuil... depuis quatre ans. J'ai essayé d'oublier et de passer à autre chose, mais je n'y parviens pas. Une part de moi n'accepte pas la mort de Minsuk. J'ai l'impression de sentir sa présence, encore... c'est impossible, mais c'est comme s'il n'était pas mort. C'est irrationnel, mais je n'arrive pas à le laisser partir. Le temps passe, et j'ai l'impression de passer à côté de quelque chose. Il y a tellement de zones d'ombre autour du suicide de mon frère, trop de zones d'ombre. Si vous pouvez m'aider à mettre un peu de lumière dans tout ça...

Face à Minhok, l'avocat soupire, une grande inspiration, avant de se laisser tomber dans le fauteuil qui se trouve en face de nous.

— Dès que vous m'avez appelé, j'ai su que je ne pourrais pas vous mentir. L'entretien que j'ai eu avec votre frère, ce n'est pas un entretien qu'on oublie facilement... À vrai dire, j'ai souvent pensé à vous. Je me suis même rêvé en train de vous téléphoner. Ma conscience voulait se décharger, mais je n'en ai jamais eu le courage. Si vous saviez comme je suis soulagé que vous m'ayez retrouvé... 

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant