72. 2012 ❗❗❕ (réécriture)

44 13 17
                                    


Mes parents avaient préparé un somptueux repas, auquel je n'ai presque pas touché. Pintade farcie, pommes de terre, oignons confits et cèpes sauvages étaient dressés sur la table du salon. Les vapeurs grasses de la nourriture étaient si denses qu'elles collaient à la surface de ma peau. Depuis le réveil, j'avais mal au ventre. Je ne pouvais rien avaler.

Nous allions disparaitre le soir même, à minuit, et je n'avais aucune chance de monter au paradis. Aucun enfant né en 2000 n'irait au paradis.

Comme l'heure fatidique approchait, nous avons fini la buche au chocolat et nous avons déplacé nos chaises en face de l'horloge. Nous l'avons fixé intensément et je me suis mise à pleurer. Je regardais la trotteuse courir et égrener ainsi ma dernière minute.

J'étais au centre, maman à droite, papa à gauche. Nous nous sommes accrochés les uns aux autres, main dans la main. Je les serrais fort. J'ai prié de toutes mes forces pour rester près d'eux, toujours.

Bien trop rapidement à mon goût, la trotteuse a atteint le chiffre douze, tout en haut de la pendule. J'ai attendu que quelque chose se passe, qu'un tourbillon nous aspire, qu'une lumière nous englobe ou qu'une voix nous appelle. Mais rien de tel ne s'est produit. L'aiguille que nous étions tous en train de fixer, après être restée suspendue à la verticale pendant exactement une seconde, a amorcé sa descente.

La trotteuse, indifférente à nos regards et à notre effarement, continuait son train-train. Tic-tac. Elle redescendait.

Mes parents ont lâché mes mains et se sont levés, tous les deux. Aucun n'a osé prononcer un mot. Ils savaient qu'il n'y avait pas d'erreur possible. Obsédés par l'heure, mes parents avaient fait vérifier l'exactitude de leur horloge. Il ne pouvait pas y avoir de décalage. Il n'y avait qu'une seule explication possible : ils avaient eu tort. Il n'y aurait pas de fin du monde, pas de jugement dernier. Le temps ne prendrait pas fin le 21 décembre 2012 à minuit.

Alors que les yeux de mes parents s'écarquillaient d'horreur, que la couleur fuyait leur visage, je suis restée assise sur ma chaise, les jambes coupées et l'esprit reconnaissant. J'étais toujours en vie.

Quand l'aiguille a terminé son tour supplémentaire, ma mère a fait plusieurs pas en avant. Elle marchait au ralenti, comme si chaque pas lui coûtait une énergie qu'elle n'avait plus. La troisième fois que son talon s'est posé au sol, elle s'est évanouie. Sa tête, en tombant, a heurté le clavier de notre piano et elle est restée raide, sur notre plancher.

J'ai contemplé ma mère inanimée, en attendant qu'elle se relève. Plus je la regardais, plus je me demandais ce qu'il s'était passé exactement, si cette chute avait réellement eu lieu. L'absence de réaction de mon père me donnait l'impression que j'étais en train de rêver. Il ne bougeait pas et ses yeux fous s'accrochaient à la trotteuse.

Toujours sans comprendre, sans réaliser, je me suis levée de ma chaise en tremblant et je suis allée vers ma mère. Je me suis accroupie près d'elle. Et je l'ai secoué, elle me paraissait anormalement lourde. J'ai supplié pour qu'elle se réveille, mais ses yeux sont restés fermés. J'ai soulevé sa tête qui s'est mise à pendre mollement. Dans sa masse de cheveux châtains, une plaie sanguinolente, effrayante. Ma mère perdait du sang. Et mon père ne faisait rien.

Je me suis retournée vers lui, je lui ai crié dessus, le suppliant de réagir, de faire quelque chose !

— Viens m'aider ! S'il te plait, viens m'aider !

J'ai cru qu'il m'avait entendue, parce qu'il s'est mis en mouvement. Ses yeux avaient enfin quitté l'horloge, mais c'était ceux d'un dément. L'instabilité que j'ai ressentie chez mon père à ce moment-là m'a coupé la voix. Je ne voulais plus qu'il vienne vers moi, je ne voulais plus qu'il s'approche. Il ne pouvait plus m'aider. Ce n'était plus mon père.

Il a finalement détaché ses yeux de nous, et s'est dirigé dans la cuisine. Soudain très inquiète, j'ai déposé minutieusement la tête de ma mère sur le sol, là où son sang avait commencé à se répandre. Je me suis relevée et j'ai suivi mon père. Je l'ai regardé s'accroupir devant l'évier, ouvrir le placard.

— Qu'est-ce que tu fais ?

Je préférais rester sur le seuil de la cuisine, conserver une distance raisonnable avec lui.

Il n'a pas répondu à ma question. J'avais l'impression de ne plus exister.

Il a attrapé un bidon sous l'évier. J'ai reconnu la soude caustique pure qu'il avait achetée récemment, pour décaper les volets dans le jardin. Avant même qu'il n'ait fini de dévisser le bouchon, j'ai eu dans le nez le souvenir olfactif du produit. Une odeur si puissante et désagréable qu'elle m'avait débouché le nez à l'autre bout du jardin.

— Papa, arrête !

Mon cri n'a servi à rien. Il a englouti sous mes yeux plusieurs gorgées de ce breuvage mortel. Il est tombé à genoux et j'ai couru vers lui en hurlant. Il tenait son cou à deux mains, les yeux en larmes. Il a ouvert sa bouche et j'ai vu le sang qui l'emplissait, ses joues dissoutes, sa langue mousseuse. J'ai hurlé encore.

Il n'est pas resté à genoux longtemps, il a basculé sur le côté, à mes pieds, en se tordant de douleur, et il a commencé à saigner, à baver. Les yeux grands ouverts.

— Gaétan !

J'ai tourné la tête vers l'entrée de la cuisine. Droite sur ses jambes, le visage taché de son propre sang, ma mère nous avait rejoints.

— Maman, il faut appeler les urgences, ai-je dit, en proie à une panique indescriptible.

— Non.

J'ai d'abord cru que j'avais mal entendu.

— Quoi ?

— Non, nous n'appellerons pas les urgences.

— Mais il faut faire quelque chose...

Mon père continuait de remuer, de cracher. Je n'osais pas regarder, c'était trop moche. La soude avait commencé à attaquer ses lèvres, ses joues. Il y avait du fiel, du sang et des acides sur notre carrelage beige, son visage baignait dans ce mélange toxique et écœurant.

Ma mère devant ce spectacle conservait tout son calme. Comme mon père quelques instants plus tôt, elle avait les yeux possédés par quelques démons. Dans ces circonstances, ma mère aurait dû hurler, pleurer, paniquer, ou peut-être s'évanouir, encore. Tout aurait été préférable à cette expression aliénée.

Ma mère s'est approchée, j'ai répété :

— Il faut faire quelque chose...

Elle m'a répondu :

— C'est évident, ma chérie. Évident.

Elle s'est penchée pour ramasser le bidon de soude, et là j'ai compris.

— Maman...

Ma mère s'est redressée et a agité la bouteille de soude caustique, l'a soupesée.

— Il y en a assez pour nous deux, m'a-t-elle informée.

Attendait-elle de moi que je... ? J'ai marqué mon opposition. J'ai su qu'elle comprenait, qu'elle lisait parfaitement mon désaccord sur mon visage. Elle m'a alors adressé un sourire triste, entre déception et résignation. Elle me pardonnait de ne pas l'accompagner.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant