110 - Retrouvailles tardives (réécriture)

46 9 9
                                    


De dos sa nuque saille parmi les autres nuques, plus lisse et surtout plus blanche ; mes yeux ne s'en détachent pas. Cette nuque fraichement tondue trace une ligne de démarcation entre ses cheveux drus et la carnation nacrée de son cou, un horizon qui attire mon regard aussi surement que ne l'aurait fait le ciel. Plus bas, la peau se creuse au niveau de la colonne vertébrale et plonge dans les ondulations de son t-shirt en coton ; une étiquette surgit hors du col rond, pareille à l'aileron d'un requin blanc.

Dans le bar, les voix dissonantes des clients accompagnent les cliquetis des tasses, le hurlement des grains de café que l'on broie, et les stridulations désagréables d'une chaise que la serveuse décolorée traine sur le carrelage. À cela s'ajoutent les nuisances sonores de la ville de Boston, les exhortations des taxis, le tohu-bohu des camions de livraison qui reculent, les chiens qui aboient sans discontinuer et les bavardages des touristes qui, smartphone en main, hésitent quant à la route à prendre.

Je sais, moi, avec certitude, que je ne me suis pas trompé d'adresse, que je ne me suis pas trompé de bar parmi tous ceux dans lesquels j'aurais pu m'égarer. Non, je ne me suis pas trompé, car la nuque dégagée qui m'a comme absorbé est bien celle de mon frère.

Il y a trois jours, la petite Gardin et moi avons atterri à Boston. Nous avons commencé à ratisser la ville, sans disposer d'un ordre spécifique. Nous tournions en rond, dans ce quartier comme dans les autres, une photographie à la main, sur laquelle le visage tendre et réservé de Minsuk fuyait l'œil de la caméra. Ma ressemblance avec lui sautant aux yeux, certains passants se sont demandés si nous n'étions pas en train de se moquer d'eux. Prétendre que l'on cherche quelqu'un, quand on est soi-même le portrait conforme du disparu, cela ressemble étrangement au scénario d'une caméra cachée.

Nous avons tourné longuement à la recherche d'Américains qui auraient pu nous renseigner, malgré notre mauvais accent anglais. Ce fut une sexagénaire indienne en sari miteux, promenant un caniche microscopique et touffu, mieux vêtu que sa propriétaire, qui nous a appris la nouvelle identité de Minsuk. D'après elle, il se fait appeler Andrew, Finley Andrew. Il s'est installé dans l'appartement au-dessus d'elle, trois ans auparavant. Le précédent propriétaire était un junky, à l'allure cadavérique dont le pitbull la terrifiait, elle et son minuscule canidé inoffensif, quand il ne pissait pas carrément sur le paillasson (le chien), ou n'abandonnait pas ses mégots par terre (le propriétaire). D'après elle, le nouveau voisin n'a rien à voir le précédent. C'est troublant d'apprendre que mon frère a établi de bonnes relations de voisinage, qu'il est apprécié des résidents de son immeuble. Apparemment, il demeure aussi charmant que timide, aussi serviable que silencieux. C'est lui, ai-je pensé, oui, c'est lui.

Nous avons demandé son adresse à la vieille promeneuse de chien. Elle nous l'a donné, tant en nous enjoignant de ne pas nous y rendre, car, à cette heure-là, le jeune homme avait plus de chance de se trouver au bar irlandais « The Shamrock », avec des amis.

Cela ne fait pas plus d'une semaine que je sais que Minsuk est vivant et qu'il a fui sans un nom d'emprunt jusqu'aux États-Unis. Maintenant, je dois aussi me faire à l'idée que, pendant toutes ces années où j'ai porté le deuil, mon frère aidait sa voisine à monter les commissions quand l'ascenseur vétuste de son immeuble tombait en panne, qu'il avait adopté un chien et qu'il avait des amis américains avec lesquels il a monté un petit groupe de rock indépendant. Tout cela pèse sur mon cœur, tandis que j'observe le dos du renommé Andrew, attablé, une pinte de bière brune à la main.

Mon arrivée n'a soulevé aucune manifestation d'aucune sorte. Les clients continuent d'élever leur alcoolémie et les employés de frotter les traces collantes laissées par les spiritueux et les sodas.

Pour MinsukOù les histoires vivent. Découvrez maintenant