Lettre V, de Monsieur au Chevalier de Lorraine.

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Mon tendre amour, dis-moi, expliques-moi.

Pourquoi sont-ils venus t'arracher à moi, pourquoi des hommes de mon frère, des amis à nous, le conte de Lauzun en était, sont-ils venus jusqu'ici, t'ont-ils saisis, comme si tu étais un vulgaire criminel ? Ils ont ignorés mes cris et mes larmes, mes suppliques, et à toutes mes questions, ils ont répondu par le silence.

Pourquoi ont-ils fait cela ? Pourquoi mon frère aurait-il ordonné ton arrestation ? Cela n'a pas le moindre sens.

Ma lettre te parviendra, j'en suis persuadé. Ils ne seraient pas aussi cruel que de t'empêcher de lire mes lettres qui n'ont rien de compromettant. Ce sont des lettres d'amour et de désespoir que je t'envoie. Je suis abattu, comme si quelque chose, quelqu'un m'avait perforé le cœur. Et c'est sans nul doute ce qu'il s'est passé, ce qu'on m'a fait. J'ai l'impression d'avoir un énorme trou, béant, dans la poitrine.

Pourquoi t'ont-ils arrêté ? Pourquoi n'avoir essayé de te débattre ?

As-tu comploté encore une fois ? Contre Henriette ? Contre le Roi ? Pitié, ne me dis pas que tu as comploté contre mon frère ! Tu n'es pas assez stupide pour faire cela. Je sais que tout cela t'amuse, ces petits jeux idiots avec tes mignons pour perdre Henriette, mais tu as toujours su les limites, n'est-ce pas ? Tu es un membre de la lignée de Guise, tu es un Chevalier, le Chevalier de Lorraine bon sang ! Tu n'es pas le dernier des idiots !

Dis-moi, je t'en prie, rassure mon cœur, apaise mon âme, dis-moi ce que tu as fait.

J'ose espérer que ce n'est pas à cause de tes dettes de jeu. Je t'avais dit que tu prenais trop de risque, défier ainsi des hommes puissants, même des ministres, tu ne devrais agir ainsi. A tout prendre à la légère, à penser que rien n'a d'importance, que ce ne sont que des jeux, que de l'argent. Pour toi, évidemment, rien n'a de valeurs, tu obtiens tout ce que tu désirs parce que je comble tes dettes, je pourvois à tous tes besoins. Je t'ais trop gâté, en voilà le résultat !

J'ai toujours su, au fond, qu'un jour cela arriverait.

Que tu finirais par agacer quelqu'un avec des défis stupides, toi et ta bandes de freluquets qui vont de taverne en taverne, ne songeant qu'à s'amuser, qu'à faire la fête, qu'à dilapider la fortune des autres, qu'à boire, et à pérorer. Je t'aime, mais je sais bien que cette débauche ne peut qu'aboutir à une tragédie. Un jour, un tavernier fatigué vous tira dessus ou vous pourfendra d'une dague ou pire, d'un couteau de boucher, l'une de vos victimes se vengera, ou peut-être bien qu'un membre de la bande, dans un excès aura un accident fatal.

Si ce n'est cela, ce sera un créancier agacé d'attendre qui fera justice lui-même, ou pire, fera appel à Nicolas de LaReynie. Tu le sais, non ? Que mon frère entend nettoyer Paris de ses voyous, et ta joyeuse bande en a toute l'apparence quand, en fin de soirée, avinée, elle s'en prend à un malheureux qui a fait l'erreur de vous regarder de travers, à dire quelque chose qui vous déplait ou parfois simplement s'est trouvé sur votre chemin.

Je le sais, que ta joyeuse bande représente ta jeunesse, que ce sont tes amis d'enfance, que vous avez tout fait ensemble et que se séparer vous déchirait le cœur, signifierait la fin de tout. J'aime te voir heureux avec eux, et les quelques soirées que j'ai pu passer avec eux m'ont parues délicieuses. Mais je connais tes amis, certains finiront mal je peux te l'assurer, et j'ai si peur qu'ils t'entrainent avec eux dans la ruine, la destruction de tout ce qui est bon en toi, et pire encore, la mort, la tragédie.

Hélas, si ce n'est pas eux, c'est peut-être elle qui t'a fait arrêter. Tu n'as pas pu t'empêcher de la titiller, de la provoquer, d'entrer dans son jeu. Tous ces stupides complots que tu mènes contre elle, qui ne font que la pousser à en faire d'autres contre toi. N'ignores-tu donc pas qu'elle est aimée du Roi ? Tu dis que je le suis aussi, mais je ne me risquerais à me mettre en concurrence avec elle. D'autant que, je crains que mon frère n'aime l'influence que tu as sur moi, ni d'ailleurs qu'il n'ait jamais apprécié mon affection pour les garçons.

Il feint de n'y prêter attention, de m'aimer tel que je suis, mais je sais, de source sûre, que ce n'est pas le cas de son épouse, de son entourage, que mon vice italien dérange et gêne, et mon frère reste un animal politique, le Roi de France. Je ne peux lui faire de l'ombre, de déranger dans son labeur, je ne peux risquer le scandale, l'opprobre ou la honte. Je devrais être discret, comme père l'a été, mais je n'y parviens.

Je t'aime trop pour cela, mon lumineux, mon magnifique Chevalier.

Tu n'as jamais voulu qu'on se cache, qu'on feigne d'aimer les femmes, tu m'as toujours dit qu'il me fallait assumer qui je suis, que si j'avais envie de me poudrer le nez, mettre du rouge à mes joues, je devais le faire, sans me poser plus de question, que j'étais libre de faire ce que je voulais, et qu'en essayant de rentrer dans le rang, de m'effacer, je perdrais mon identité, ce que je suis, ce qui me rend différent des autres. Tu as dit que tu m'aimais, quand je m'habillais en femme, quand je me couvrais de bijoux, que tu me trouvais plus beau que toutes les femmes les plus parées et les plus belles de la cour, qu'à tes yeux, j'étais le plus beau joyaux de Versailles et que je ne devais chercher à me cacher, à diminuer mon éclat.

Pourtant, c'est pour ton éclat que je tremble.

A toi qui n'a fait que me pousser à être moi-même, à m'aimer tel que je suis, à ne plus craindre ce que dirait les autres, à en rire au contraire, à m'en moquer, à les tourner en ridicule, à les défier continuellement, à leur prouver qu'ils se trompaient à mon égard, que je n'étais ni folle ni déluré, que j'étais simplement moi, je te demande de changer qui tu es.

J'ai si honte, j'ai si mal d'en arriver là, si tu savais.

Je t'aime avec toute ta fougue, j'aime ta langue pernicieuse, j'aime quand tu défi le monde entier, quand tu vois un futur que personne d'autre ne voit, quand tu cherches des chemins que personne n'oserait prendre, quand tu refuses de suivre la route toute tracée pour nous autres, que tu me donne cette force. J'aime ta lumière, ton arrogance, ton insolence. Je t'aime tel que tu es et je ne voudrais avoir à te demander de changer.

Mais à cet instant, mon beau, mon amour, mon cœur, je tremble. De tout mon être, je tremble de frayeur.

Parce que tu as la langue bien trop fourchue, que ton insolence finira par causer ta perte. Toi qui n'aime rien de plus que tourner en ridicule toute cette cour, tu sembles ignorer que ces puissants pourraient bien un jour te nuire. Je ne comprends, pourquoi tu continue dans ce chemin dangereux, plein d'insolence et d'inconséquence qui pourrait te mener en prison ou pire encore ! Mon frère pourrait être obligé de t'exécuter à cause de ces mots que tu me rédiges, moi je le sais bien que tu me dis Roi en parlant de ton cœur, mais songes à ce que tes ennemis pourraient en faire, que tes mots pourraient être retournés contre toi.

Je ne comprends pourquoi tu ne respectes pas les règles les plus élémentaires de la Cour.

Pourtant, cette étiquette, nous l'avons écrite ensemble ! Rappelle-toi, comment cela t'amusait de tous les mettre au pas, comme tu riais au éclat en songeant à tous ces nobles faisant la queue pour voir mon frère se laver et se vêtir, comme cela nous a amusé d'imaginer tous ces beaux messiers qui m'insultaient à voix basse devoir rester debout tandis que je mangeais, assis, à la table de mon frère. Nous avons eu tant de bonheur à écrire ces règles.

Et tu le sais, n'est-ce pas, que nous avons tant d'ennemis ?

Mon frère sais que je t'aime trop pour supporter ta perte, que cela me détruirait, m'assècherais, que je finirais comme Père, trop amer pour ne pas rendre ma bile un poison pour mon corps. Mais il ne peut tenir tête à tous les nobles de France pour me faire plaisir, et s'ils demandent tous ta tête, il ne pourra rien faire pour te protéger !

Alors pourquoi ? Dis-moi pourquoi as-tu fais cela ?

Pourquoi continuer à te comporter ainsi, comme si je n'étais pas là, à t'attendre, à t'aimer, disposé à t'offrir tout ce dont tu as besoin ? Pourquoi tirer le diable par la queue ? Continuer à défier le monde entier comme si tu voulais défier la mort en personne ? Pourquoi risquer de tout perdre, te perdre et me perdre avec toi ?

29 janvier 1670, Saint Cloud

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