Lettre XXIII, de Monsieur au Chevalier.

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Nous sommes arrivés à Callais, demain mon épouse partira pour l'Angleterre. En attendant cet instant, avec un mélange d'impatience et de frustration, nous devons supporter la présence du Duc d'York et des ambassadeurs anglais. Je sais bien qu'ils ne font qu'obéir aux ordres de mon beau-frère mais je ne les supporte plus, avec leurs moues boudeuses, leurs sourires faux et leurs yeux qui vous regardent sans vous regarder.

Tu aurais été présent, tu aurais trouvé mille et une raillerie sur leur compte et nous aurions ri de bon cœur de leurs manières, de leur accent, de leur petit air supérieur alors que leur pays est boueux et sale, et que leurs manières n'ont rien d'élégants, pas plus que leurs habits et leurs perruques qui sont si épaisses pour leur tenir chaud ! En ton absence, je me contente de songer à ce que tu dirais, à tenter de rire de la situation.

Pourtant, j'ai plutôt envie de leur arracher leur sourire factice. Le duc ne cesse d'observer Henriette comme s'il voulait la mettre dans son lit alors qu'elle est sa tante, et mon épouse de surcroit. Je sais bien que nous n'avons plus aucun rapport romantique, si tant est que nous n'en avons jamais eu, mais la moindre des choses est de ne pas faire la cour à une femme sous les yeux de son époux ! J'en ai naturellement fait la remarque à Henriette qui s'est plainte de ma jalousie compulsive comme si c'était uniquement dans ma tête.

En plus de cela nous devons supporter le vent du nord qui souffle constamment, ces immeubles étriqués de cette cité, la brume qui ne se lève qu'à midi, et pire que tout l'humidité et le froid alors que nous arrivons à la belle saison ! Devoir passer mes soirées en tête à tête de ma femme courtisé par le duc alors que mes cheveux ont bouclés et que mon nez est tout rouge d'un rhume que je suis persuadé d'avoir attrapé est la pire des tortures.

Enfin, je dis cela, mais il y a aussi cette affreuse nourriture anglaise qu'on doit ingérer depuis que le duc est avec nous ! Je ne comprends comment les gens supportent ça ! L'habitude, j'imagine. C'est infâme, tout est gras, sans finesse, sans saveur. Quand je vois l'allure de ces gens et les aliments qu'ils ingèrent, je me dis que c'est un pays que je ne comprendrais jamais, et ceci explique peut-être pourquoi mon mariage a été un si grand désastre !

Tu dois avoir beau temps en Italie, il doit faire si doux, si beau en comparaison. J'aurais tant envie de te rejoindre, si tu savais. Enfin, tu dois t'en douter. Je me sens si seul ici, qu'au fond, j'ai hâte qu'elle parte. J'ai du mal à croire que j'ai pu être si en colère qu'on me refuse d'entrer sur le sol anglais, que j'ai tempêté autant pour l'accompagner alors que ces quelques jours me sont tout à fait insupportables !

Je ne pourrais pas plus rester ici bien longtemps. Il n'y a strictement rien à faire ici à part regarder les bateaux passer. Je pourrais peut-être aller voir les chantiers navals, voir les ouvriers travailler mais il y a peu de chance qu'ils se dévêtissent à cause de la chaleur. Toi en revanche, tu dois profiter des beaux garçons italiens. Je ne suis même pas jaloux ! Je crois que ces derniers jours avec Henriette ont été si insupportable que je préférais vivre à travers toi tes aventures italiennes.

Je te prie donc de tout me raconter, ce que tu fais, avec qui tu le fais, si tu as rencontré quelques charmants jeunes hommes. D'ailleurs, je te prie de les ramener avec toi dans tes bagages quand mon frère lèvera ta punition. Je serais curieux de voir les minois italiens, j'ai toujours trouvé l'accent italien si adorable. Puisque tu ne peux le voir, j'ai un sourire aux lèvres rien que d'y songer, et songer à toi fronçant des sourcils en me lisant me ravit d'autant plus. Je t'imagine te fendant d'un large sourire, éclatant de rire peut-être. Comme ton rire me manque.

Tout en toi me manque. Ton sourire, ta peau, tes cheveux, ton parfum, tes mains, tes doigts, j'aurais envie de les sucer les uns après les autres, de les prendre longuement en bouche en te regardant, tes caresses évidemment, tes soupires, tes regards qui me parcourent, tes paroles chantantes, composant une délicieuse harmonie. Je suis tellement en manque de toi, mon amour, que j'ai la terreur d'oublier un détail de ta personne. Le son de ta voix, la fossette qui se creuse en ta joue, ta ride du lion qui paraît quand tu imite mon frère, la manière dont tu te renverse dans un fauteuil qui me donne immédiatement envie de te faire l'amour.

Je suis condamné tout autant que toi, peut-être plus encore. Mon éternel refrain qui doit te lasser à la fin, je t'aime plus que tu ne m'aime, je suis prisonnier de mes sentiments à ton égard, je suis tien avant d'être mien, je me sens incomplet en ton absence, je suis vide, éteint, si fade, si triste, j'ai parfois l'impression d'être devenu un fantôme hantant un palais de glace. La nourriture a le goût de cendre, mon lit est froid et immense, si vide, et mes appartements ? partout où j'aille, ils me paraissent si vides, si creux, si dépouillés et tristes. Comme je le suis d'ailleurs.

23 mai 1670, Callais

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant