Lettre XXVII, Du Chevalier à Monsieur.

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Venise était d'une beauté saisissante, à couper le souffle. Les bals masqués y sont une religion, comme tu le sais, et j'ai dansé jusqu'à l'épuisement, conté fleurette à bien des hommes comme des femmes, mais je dois bien t'avouer qu'aucun ne t'arrive à la cheville. Tu dois rosir de jalousie en lisant mes lettres, tant de la beauté des cités où je me trouve que ceux qui m'accompagnent, mais rien ne t'oblige à rester seul et malheureux en Calais.

Ton épouse a décidé de partir sans toi alors pourquoi l'attendre ? Tu as toujours joué à la perfection le rôle d'époux que ton frère t'a donné, et je ne peux qu'imaginer sans peine que lorsqu'il t'a dit de l'attendre en cette effroyable cité tu as accepté sans sourciller, n'est-ce pas ? Mon cher Philippe, quand apprendras-tu à dire non à ton frère ? Tu préfères tout accepter de lui et ensuite te plaindre quand cela ne te convient. Crois-tu que ton frère obtienne quoi que ce soit de toi et des autres en se plaignant ? Non ! Il ordonne, fait à sa convenance et le reste du monde doit dire merci.

Je ne t'enjoins point à la rébellion pour autant, j'essaie de te faire comprendre que tu n'es pas obligé d'obéir à tous ses ordres, que tu peux négocier avec lui, surtout si tes demandes ne vont pas à l'encontre de ses souhaits politiques. Tu as amené ton épouse jusqu'à Dunkerque, jusqu'à l'embarquement, en cela, tu as été un époux et un frère exemplaire, tu as répondu à tes devoirs. À présent, quel bien cela fait-il à ton frère comme à elle de rester à Calais, triste et seul ?

Personne ne te connaît mieux que moi, et je sais que rester en cette affreuse ville ne te rendra que plus amer et ne fera qu'accentuer ta méchante humeur que je peux sentir depuis l'Italie ! Te connaissant tu dois leur faire payer en te montrant cruel avec eux, en leur rappelant leurs erreurs, en te plaçant en victime. Oui, tu souffres par leur faute, cela est vrai, mais rien ne t'oblige à souffrir encore, à demeurer isolé à Calais !

Effiat m'a appris que tu l'avais renvoyé à Versailles ! Quelle mouche t'a piqué de te séparer ainsi de l'homme qui, après moi, t'aime le plus, te chérit le plus, et veille à ton bien-être et à ton bonheur ? Je te prie de le faire revenir auprès de toi ou mieux encore, de le rejoindre à Versailles !

Athénaïs m'a également appris que tu avais rompu vos liens, que tu ne veux plus lui parler ni te confier à elle, au nom de son amour pour ton frère. Mais quelle mouche te pique encore de croire qu'elle ne peut être ton amie si elle est la maîtresse du roi ? Crois-tu qu'elle n'aura pas besoin, elle aussi, de se confier à toi quelques fois ? Ton frère a son caractère que nous connaissons tous les deux et je ne puis croire, bien que je lui souhaite tout le bonheur du monde, qu'elle sera parfaitement heureuse et en paix avec lui. Toi, qui les connais mieux que personne, penses-tu sincèrement qu'ils vivront un amour tendre ? Moi je pense que leur amour est ardant et passionné et tout le monde sait que la passion est synonyme de souffrance autant que de bonheur.

Nous deux en savons quelque chose. Sans Effiat à nos côtés nous nous serions déchirés. Sans la sagesse que nous avons eue de décider de n'être un couple fidèle et tristement monogame, nous nous serions entretués. Mais je doute qu'Athénaïs accepte cela. Quoi qu'il en soit, elle aura besoin de toi autant que tu as besoin d'elle. Et garde d'Effiat près de toi. Tu as besoin d'être entouré de tes amis, comme tes ennemis, tu as besoin de rejoindre la Cour et d'y briller comme tu sais si bien le faire.

Rien ne peut te retenir à Calais, cette ville est noyée dans la brume à ce que tu m'as conté. Or la brume masque le soleil comme la lune, rien ne peut y briller, ni toi ni ton frère. Alors abandonne cette cité et retrouve les fêtes et les jeux de la Cour, retrouve la joie de vivre auprès de tes amis et de tes amants. Je t'en conjure. Cesse de nous attendre, Henriette comme moi, cesse d'agoniser ainsi.

Tu ne rendras personne heureux en te rendant malheureux, je te l'assure !

8 juin 1670, Venise.

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant