A l'ombre du Soleil

Lettre XCIII, de Monsieur au Chevalier.

Quelle mouche t'a piqué de partir ainsi ? J'ai donné ce festin pour toi, pour fêter ton retour, le bal et tout ce que j'avais prévu ce soir étaient pour toi ! Alors pourquoi cette fuite ? Je t'ai cherché partout sans te trouver ! Pourtant, tu étais là tantôt, nous nous sommes étreints et ce fut le moment le plus doux et le plus tendre que j'ai vécu ce maudit jour où nous avons été arrachés si brutalement l'un de l'autre.

Ne t'ai-je point répété encore et encore que je n'avais cessé de t'aimer, que j'avais attendu cet instant si longuement que j'avais peur qu'il ne s'achève trop vite ? Ne t'ai-je point dit que je ne voulais plus jamais que tu m'abandonnes ? Tu le sais, non ? Que je suis tétanisé à l'idée de te perdre à nouveau ! C'est ma seule crainte vis-à-vis de la guerre à venir qu'il ne t'y arrive malheur et que nous soyons séparés par la seule chose qui le puisse encore, à savoir la mort ?

Louis ne t'enlèvera plus à moi, il m'en a fait la promesse et il sait que je ne le supporterais pas une seconde fois. J'ai tout accepté dans l'espoir de te revoir, tout pardonné, même la plus douloureuse des trahisons, mais je ne serai plus une victime exsangue de la cruauté de la politique. Je ne laisserais plus personne nous séparer, je t'en fais la promesse, pas même mon royal frère.

Alors, toutes mes paroles ont-elles été vaines ? N'as-tu pas écouté un seul mot s'échappant de mes lèvres ? Je ne vois d'explications à ton départ. Pourquoi avoir disparu si brutalement alors qu'on vient tout juste de se retrouver ? Pourquoi partir alors que tu viens de revenir ? Je sais que Paris t'a manqué, que la vie à la Cour t'a manqué, mais tu auras bien le temps de redécouvrir tout cela. Pour le moment, je veux que tu restes avec moi, rien qu'avec moi.

Est-ce trop en demander ? Même Liselotte le comprend et m'a promis de nous laisser seuls. Alors qu'elle devait rejoindre Saint-Germain et mes enfants, elle a abandonné ses plans en me voyant dans cet état, tremblant, agacé, anxieux. Elle non plus ne s'explique pas ta disparition, elle croit que c'était trop d'émotions pour toi ou que tu as reçu une mauvaise nouvelle. Je sais qu'il n'en est rien. Je ne sais quelle mouche t'a piqué, mais ce n'est pas un trop plein d'émotions !

Donne-moi une seule raison valable à cette nouvelle torture que tu as inventée ! Dis-moi pour qui, pour quoi je dois endurer à nouveau cet enfer, cette agonie ?

2 mars 1672, Saint Cloud