Lettre LXIII, du Roi à Monsieur.

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Philippe, mon cher frère,

Tu as toujours été d'un tempérament bien trop doux et rêveur, et bien trop en ont abusé. Cela ne m'étonne guère au fond de la part de notre cousine.

Je connais l'homme qu'elle voudrait épouser, elle m'en avait fait la demande quelques semaines avant que Henriette ne nous quitte. C'est un petit marquis de rien du tout qui gagnerait de beaucoup à cette union et dont je doute de la sincérité des sentiments. Crois-moi je connais l'individu. Ce ne serait pas rendre service à la Grande Mademoiselle que d'accepter cette mésalliance. Tu dis que je ne songe à la politique, mais bien au contraire, je n'ai que cela en tête. Si j'avais accéder à cette ridicule demande en mariage, nous serions couverts de honte. Sans parler de notre cousine qui serait bien malheureuse avec ce parvenu !

En lisant ta lettre, j'ai eu le plus grand mal à croire que ces mots que tu m'adresses soit de toi qui a rédigé l'étiquette et qui t'assure de son application. Tu as toujours veillé scrupuleusement au respect des rangs de chacun. Quand j'étais épris de Marie de Mancini, tu me répétais que je ne pouvais infliger un pareil déshonneur à notre famille, que j'allais provoquer une guerre civile si je l'épousais. Ne sais-tu donc pas que c'est toi plus que Mère et le Cardinal qui m'a convaincu de revenir à la raison ?

Cet isolement que tu t'es imposé a dû créer une sorte de commotion, car tu as complètement perdu l'esprit. Toi qui as toujours tenu à ce qu'on ne perde pas de vue notre lignage, qui m'a répété qu'il nous fallait bâtir notre empire et notre héritage, insisté sur l'importance de construire des palais comme Saint-Cloud ou Versailles, mais aussi des négociations avec les pays étrangers, et des alliances politiques, comment peux-tu balayer tout cela au motif de l'amour ?

Ne sais-tu donc pas qu'il se gagne comme un champ de bataille ? Ignores-tu que les mariages sont pareils à des guerres et qu'il faut les livrer jusqu'au bout ? Certes, il arrive qu'on essuie des défaites parfois cuisantes, mais elles sont moins coûteuses en hommes que de véritables batailles. Tu parles de nos parents, si Père avait été un époux plus consciencieux et avait passé plus de temps auprès de Mère qu'avec le Cardinal, le conflit avec l'Espagne aurait pu être évité ! Sans mon mariage, je ne pourrais prétendre aux terres que nous avons conquises lors de la guerre de dévolution.

Regarde l'empire des Habsbourg, il s'est bâti sur des mariages et des alliances ! Si nous, les Français, avions préféré une telle politique plutôt que la guerre avec nos voisins anglais, nous aurions pu nous aussi avoir regagné l'empire de Charlemagne ! Je sais qu'on me prête beaucoup d'intentions guerrières, mais je n'ai d'autre but que d'offrir à mes sujets les richesses et le confort de nouvelles routes commerciales qu'actuellement nos ennemis nous ferment. Nous ne pouvons les laisser faire, mais je t'assure que si je pouvais par un mariage nous éviter la guerre avec la Hollande, je n'aurais pas hésité une seule seconde.

Tu as raison cependant, je ne peux concevoir uniquement notre cousine pour ton remariage, nous pourrions passer à côté d'une alliance précieuse. Cependant, je ne peux accéder à son caprice. Elle a longtemps échappé à ses obligations, de par son passé et son caractère, mais elle a l'âge de comprendre quelles sont nos responsabilités.

Nous n'avons de vie à nous, nous sommes des fils de France. Cela signifie que notre vie appartient à la France, que nous devons la servir jusqu'à notre dernier souffle. Bien sûr, étant mon petit frère, tu bénéficies d'une certaine liberté que je n'aurai jamais, et cela t'a peut-être poussé à croire que tu pouvais avoir plus encore, que tu pouvais l'offrir à notre cousine. J'aurais aimé que ce soit le cas, mais hélas, tout cela est impossible et impensable.

Nous avons entamé un grand nombre de réformes, cependant de tels changements seraient bien trop importants, et je doute que nos sujets comprennent. Nous nous devons d'être exemplaires, d'agir pour leur bien-être. Et ce mariage dont tu repousses l'idée pourrait permettre de consolider la puissance de notre famille, d'éviter que la fortune de notre cousine passe entre les mains d'un petit nobliau qui pourrait le dépenser inutilement.

Et non, je ne crois pas que tu dépenses l'argent inutilement. Je connais tes finances mon petit féfé, et je sais que tu as fait de nombreux investissements qui sont d'importance. Notamment ce projet de construction d'un canal qui améliora la circulation des marchandises que j'apprécie grandement et qui va totalement dans le sens de cette politique commerciale que j'envisage.

Je connais ton bon cœur, mais aussi ton intelligence et crois-moi quand je te dis que j'ai mûrement réfléchi à ce mariage et qu'il ne s'agit pas d'une idée en l'air. Je sais que tu sauras dépenser infiniment mieux cette fortune que ne le ferait cet arrogant prétendant dont je préfère te taire le nom. Cela ne ferait qu'attiser inutilement ta colère. Je ne veux pas jouer avec tes sentiments, mon frère, bien au contraire.

Comme tu me l'as démontré, tu souhaites t'impliquer dans la politique de notre pays et je t'en suis reconnaissant. Mais tu ne savais pas tout, il te manquait cette information cruciale. À présent, j'ose espérer que tu m'aideras à raisonner notre chère cousine.

20 septembre 1670, Versailles

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant