Lettre LXX, du Chevalier à Monsieur.

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Pardonne mes mots, mais ta cousine n'est qu'une idiote qui s'est laissée tourner la tête. Lauzun l'a courtisée en jouant les amoureux éperdus, ce qui ne lui a sans doute pas été difficile. Regarde comme il a réussi à flatter à la fois la Grande Demoiselle et le Roi sans se faire percer à jour. Mais il est trop intelligent pour ne pas comprendre qu'obtenir ce mariage c'est signer sa perte !

Ton frère ne lui pardonnera jamais. Toi tu vas t'agacer contre lui, peut-être même le jetteras-tu dans la Seine – je dois avouer que j'aimerais voir ça – mais dans quelques mois, tout au plus, tu auras oublié et pardonné, car tel est ton grand cœur. Ta générosité est telle que tu as voulu lui offrir un mariage d'amour à ta cousine. Bien sûr c'était avant qu'elle ne déballe tout cela en public, vous humilie, ton frère et toi, et que de surcroit tu apprennes l'identité de l'heureux élu !

Mais ton frère, lui, n'oublie jamais un tort qui lui est fait ou est fait à sa famille ! J'en suis la preuve vivante depuis mon exil, je suis aussi la preuve qu'il sait pardonner et être plus indulgent quand on montre qu'on regrette son geste. Mais je doute que Lauzun ne le fasse. À présent, Anne-Marie-Louise voudra se marier avec lui et fera tout pour qu'il en soit ainsi. Lauzun ne pourra y échapper sous peine de perdre la seule alliée qu'il lui reste, et s'il le fait, le Roi l'exilera ou pire, l'enverra à la Bastille sous d'autres prétextes, tu peux en être assuré.

Quant à toi mon bel amour, cette affaire est affreuse et je te l'accorde c'est une sacrée humiliation, mais surtout pour ta cousine. En Italie on parle du ridicule d'une femme d'un si grand âge et si grand lignage qui s'amouracher d'un petit comte arrogant et ambitieux. Elle s'humilie bien plus qu'elle ne vous humilie, je te l'assure ! Bien sûr, certains y verront une belle romance, mais nous ne sommes plus du temps des chevaliers.

Aussi, mieux vaut que vous la laissiez faire. D'autant que, Lauzun étant incapable de se tenir, je te parie que d'ici la Noël de l'année prochaine il s'attira à nouveau les foudres du Roi et finira à la Bastille. Et je ne dis pas cela par un quelconque goût de vengeance, car je n'ai point oublié que c'est lui qui m'a arrêté et mené en cette affreuse forteresse, mais bien parce que je le connais bien.

Nous avons fréquenté, fut un temps, les mêmes tavernes, avons eu quelques maîtresses communes. Je le sais fanfaron et trop ambitieux pour son propre bien, il est incapable de refréner son appétit vorace. Même s'il est un vil flatteur, cela ne l'empêche nullement de se compromettre encore et encore avec ses manœuvres idiotes. Évidemment, il est d'une compagnie très amusante, c'est justement sa maladresse associée à cette folle ambition qui le rend si hilarant. Aussi je puis t'assurer qu'il fera plus d'un mauvais pas que ton frère ne manquera.

Quant à nous deux, je suis bien aise d'apprendre que Louis t'a promis de me rendre à toi une nouvelle fois. J'ose espérer que nous nous reverrons bientôt, mais si l'on doit attendre ton remariage et la guerre, j'imagine que ce ne sera pas avant le printemps prochain au mieux ? Je m'ennuie à Rome. J'ai visité tout ce qu'il y avait à visiter, goûté à tous les délices qu'il y avait à goûter, et Marie est devenue insupportable à ne parler que de ton frère et de son retour en France... J'ai même songé à la pousser dans le Tibre ! Tu vois, mon ange, nous avons des idées semblables.

Je dois me résoudre à attendre, c'est au fond une juste punition, je n'ai pas été à la hauteur de ton amour. Je veux dire, je t'ai aimé, n'aie pas le moindre doute à ce sujet, jamais. Mais je n'étais pas de bon conseil, j'étais fanfaron, pas autant que Lauzun, mais entendre cette histoire m'en rappelle d'autres, et me rappelle à l'ordre. J'ai fini exilé par la faute de mes actions, j'aurais pu échouer à la Bastille si tu n'avais été là, mon prince. C'est toi qui me sauves encore et encore, comme sur le champ de bataille où tu m'as soigné et réchauffé de ton amour.

Je t'en suis éternellement reconnaissant.

27 décembre 1670, Rome.

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant