Lettre XXXVII, de Monsieur au Chevalier.

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Le silence est tombé comme une lame de fond sur la Cour.

Pas un bruit, pas un chuchotement, seul le craquement des lattes du parquet, et encore le palais est bien trop neuf pour chanter en réalité. Les fenêtres sont closes, alors pas même le vent ne vient briser cet affreux silence. Et dire qu'hier encore, les hurlements résonnaient, les pleurs et les cris, toute cette agitation insupportable, si perturbante qu'on ne pouvait même plus s'entendre penser, qu'on ne pouvait que constater notre cœur déchiré, notre âme morcelée, les émotions en vrac, et les pensées se fracassant dans un silence étourdissant...

Le choc m'ébranle encore.

Je ne suis pas le seul. Je n'ai jamais été témoin d'un mutisme si écrasant en ces royaux appartements. Personne, pas même Athénaïs qui pourtant n'eut jamais un mot gentil à l'adresse d'Henriette, n'a su délier sa langue. Je ne l'ai jamais vue ainsi placide et silencieuse, c'est si peu elle. Sans doute pourrait-elle en dire autant à mon sujet. Comme au tien. Nous trois avons tant l'habitude des commérages et de ces joutes verbales, de ces jeux parfois cruels envers nos victimes qui amusent pourtant tant le Roi et sa Cour.

Ce matin, nous nous sommes tous éveillés dans un calme apparent, chacun de nos mouvements et de nos gestes n'émettait qu'un timide bruissement comme si nous avions peur de briser cette accalmie si douloureusement acquis après la tempête de la veille. C'était étrange de se mouvoir de telle sorte d'éviter de toucher l'autre comme si le simple geste de se toucher allait nous brûler la peau. C'était comme un ballet étouffé et ralentis qui m'a paru si étrange mais je crois que le moindre bruit m'aurait choqué.

Jamais nous n'avons été ainsi, au fond, pareil à des fantômes.

Aujourd'hui j'ai l'impression que mon cœur se meurt. Cette nuit, c'était elle.

Mon épouse est morte. Je ne sais ce que j'éprouve exactement à cet instant. Aucune larme ne s'écoule de mes yeux et pourtant, une partie de moi se sent vide et creuse à présent. J'ai l'impression étrange que le monde est comme dans du coton et qu'aucun bruit ne peut me parvenir, que rien ne peut briser cette chape qui semble s'être posée sur le monde.

Je devrais me sentir soulagé, d'être délivré d'un mariage devenu mortifère, d'une épouse qui ne m'a jamais aimé, et qu'a toujours préféré mon frère, pourtant, ce n'est pas ce que je ressens à cet instant. Le soulagement en vérité je l'ai ressenti quand elle a poussé son dernier soupir. Ce fut si douloureux de l'entendre hurler, de la voir se remuer en tous sens, comme si elle voulait sortir d'elle-même, se libérer de ses chairs et de la souffrance qu'elles lui infligeaient.

J'ai prié, je l'admets. J'ai prié pour que Dieu ne tarde point à venir la chercher, qu'il mette fin à ses tourments, car c'était de la torture, rien d'autre que de la torture. Toute cette douleur qui la secouait, son corps entier supplicié, et rien, aucune drogue, aucun traitement des médecins, aucun remède ne put l'aider. Je crains qu'ils n'ont fait en vérité qu'empirer les choses. Alors j'ai prié pour que son supplice prenne fin, que Dieu la rappelle plus vite à lui.

Ce fut terrible, parfaitement horrible. Même toi qui a toujours un mot pour rire, tu n'aurais rien trouvé d'amusant là-dedans. Ou peut-être que si. Je ne pourrais t'en vouloir. Henriette a été si mauvaise avec toi, et même, avec moi.

Tu sais ce qu'elle m'a dit ? Mourante, à l'agonie, déchirée en deux par la douleur ? Elle m'a demandé pourquoi j'avais été si méchant avec elle alors qu'elle ne l'a jamais été avec moi. Pourtant, quand elle m'a dit cela, j'ai retenu mes reproches à travers mes dents serrées. J'aurais tant eu à lui répondre. Toutes les humiliations qu'elle m'a fait subir, toutes les larmes que j'ai versées à cause d'elle. Et toi ? Toi qu'elle a envoyé en exil, qu'elle a essayé de détruire au sein de ses terribles cabales, toi dont elle a ruiné la réputation, bafouant ainsi l'honneur de ta famille. Mais je n'ai rien dit. Je ne voulais souiller ses derniers instants. C'était les siens.

Qu'en penses-tu ? Je peux presque voir ton sourire amusé. Tu as toujours goutté l'humour noir et je sais que tu trouverais milles et une manières de tourner cette agonie en ridicule, que tu aurais tant de plaisanteries aux lèvres et je n'aurais la force de t'empêcher de les dires. C'est peut-être une chance au fond. Que tu sois à Rome, si loin. Personne ne pourra t'accuser de l'avoir empoisonnée.

Car la malheureuse dans la douleur de son agonie a crié à l'empoisonnement. Et bien qu'elle se soit aussitôt corrigée, disant que cela ne pouvait être qu'une mégarde, qu'un accident, et que toutes les servantes et courtisans témoins aient goûté l'eau incriminée sans connaitre son terrible supplice, je suis persuadé que la rumeur doit déjà courir. Tu connais la Cour et ses médisants ! Ils refuseront d'admettre que la pauvre Henriette était malade depuis des années et que sa mort, aussi terrible soit elle, était inéluctable.

Son corps m'a été arraché sitôt son dernier soupir poussé. Les médecins ont eu si hâte de me l'enlever, pour l'examiner, qu'ils disent. J'ai peur, mon amour, si peur de ce qu'ils pourraient y trouver, de ce qu'ils pourraient en penser. Et si elle avait été bel et bien empoisonnée ? N'importe qui aurait pu le faire, un ami pensant nous soulager, un ennemi de mon frère et de l'Angleterre, un espion à la solde de Guillaume d'Orange... Je prie pour qu'ils ne trouvent rien en ses viscères et que nous ne soyons accusés.

Que dis-je, tu es loin, ils ne pourraient t'accuser et mon frère ne les laissera me traiter d'assassin ! Je ne peux me torturer ainsi, nous sommes innocents et je dois avoir confiance en l'avenir, mon frère saura bien que je suis incapable d'un tel acte. Toi non plus, de toute façon, tu ne le pouvais d'Italie ! C'est d'un ridicule. Vois comme je tremble inutilement !

1er juillet 1670, Saint Cloud


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