Lettre XXVI, de Monsieur à la Grande Mademoiselle.

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Ma chère cousine,

Il est tant de cruautés en ce monde. Que mon épouse demeure en Angleterre en est une à mes yeux. C'est bien sûr en son nom qu'elle me réclame quelques jours de plus auprès de son frère et curieusement, elle ne m'a même pas parlé de radoucir les relations entre lui et moi. À croire qu'elle ne trouve plus cela si intéressant que je puisse l'accompagner un jour en Angleterre.

J'en viens à me demander si elle ne cherche pas à préserver un repli éventuel en Angleterre au cas où, nos relations venaient à se détériorer. Même si, je ne vois comment elles pourraient être pires qu'elles ne le sont aujourd'hui. Dans chacune de ses lettres, derrière ses excuses qui me paraissent fausses, je lis des suppliques afin que j'accède à ses demandes. N'a-t-elle eu jamais autre chose que des demandes à me faire ? N'ai-je fait autre chose qu'accéder à ses demandes ?

La discorde entre mon frère et moi a repris de plus belle, j'ai eu des mots durs envers lui, mais je ne parviens à avoir le moindre mot gentil alors qu'ils me font subir de nouvelles humiliations. Henriette qui avait l'air si malade avant son départ est à nouveau pleine de vie loin de moi, à croire que je l'empoissonne par ma simple présence. Quant à mon frère, il a regagné Versailles sitôt Henriette en l'Angleterre, et il m'a laissé ici, attendre mon épouse comme si je ne lui étais plus utile.

Je me sens si seul et si délaissé. Vous, ma cousine, qui avez vécu seule pendant des années, n'avez pris d'époux et point subi l'infamie d'un mariage qui devient une prison délétère, dites-moi donc quel goût a la liberté. Dites-moi ce que cela fait de n'avoir d'attaches, d'obligations.

Vous connaissez tout de mes malheurs que je vous ai souvent contés. À présent, je vous demande si vous pouvez me rejoindre. Vous êtes libre, je crois, vous l'avez toujours été. Mon frère n'a jamais eu de prises sur vous et en cela comme en beaucoup d'autres choses je vous jalouse, ma chère cousine. Vous nous avez canonnés lorsque nous étions adolescents et à présent, vous êtes un auguste modèle que je rêve secrètement d'être.

Je sais qu'au fond, vous nous aimez tous tendrement, mon frère comme moi, et même Henriette. Je peux deviner vos sourcils se froncer devant les mots que j'écris, qui ne sont pas les plus tendres envers elle comme envers lui. Mais comment pourrais-je être tendre envers eux alors que tout ce qu'ils font c'est m'humilier un peu plus chaque jour ? Que me trahir ? Me mentir... C'est à cause d'eux que je suis seul ici, à Calais, pendant qu'elle s'amuse avec son frère, que le Chevalier traîne avec cette horrible Marie de Mancini et que mon frère se réjouit de ce nouvel accord que mon épouse a obtenu !

Même mes plus tendres amis, même le marquis d'Effiat ne parviennent à me rendre le sourire. J'ai fini par le chasser. Sa beauté me tourmente et me rappelle trop celui qui me manque cruellement. Le Chevalier, c'est le seul que je veux, que je désire, tous les autres ne sont que l'ombre de lui, ne sont que de pâles copies, des esquisses troublantes certes, mais étant si loin du modèle, n'en possédant les vives couleurs encore moins la profondeur.

C'est le Chevalier que mon frère a exilé et pourtant, c'est moi qui me sens comme enfermé en une cellule, banni en quelque pays effroyable, triste et morne. Je me sens esseulé avec un vague à l'âme que rien ne parvient à combler. Les nouvelles qui me parviennent de la Cour me paraissent comme autant de cruels coups de couteau. Même mon amie, Athénaïs ne peut plus être ma confidente puisqu'elle est celle de mon frère dorénavant. Qu'il le fasse exprès ou non, cela ne change rien, mon frère m'isole, m'enferme, m'éloigne de tous mes amis, me rend comme je suis. Amer.

Je déteste cela, n'avoir le goût de rien, n'être bon à rien, n'avoir même plus envie de partir en campagne. Je n'assiste plus à aucun spectacle, j'ai l'impression que cette cité est comme moi à l'agonie et que la brume viendra tous nous engloutir. Je l'attends à vrai dire avec impatience. Ma chère cousine, voyez dans quel état je suis réduit, si vous ne venez à moi, je crains qu'il ne restera plus grand-chose de moi-même. Chaque jour qui s'écoule me paraît être un nouveau supplice. Je n'ai jamais été aussi malheureux.

2 juin 1670, Calais.

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant