Lettre VIII, de Monsieur au Roi.

23 3 0
                                    


Mon cher frère,

Tu me demandes pourquoi je suis parti si brusquement, emportant ma femme avec moi aussi loin de toi et de ta cour ?

Ce n'est pas tant pour que tu ne puisses m'enlever mon épouse et l'envoyer au loin en Angleterre bien que c'est ce que tu mériterais que je fasse avec tous tes secrets et tes mensonges, tout ce temps que tu passes avec elle, ignorant mes complaintes à ce sujet, pire encore, ignorant les affreuses rumeurs qui courent dans toute la Cour ! Non, c'est parce que tu m'as arraché l'homme que j'aimais !

Pourquoi l'avoir envoyé loin de moi alors que tout ce qu'il a fait c'est de me révéler tes projets au sujet de mon épouse, des projets que j'aurais dû connaître ! Ne suis-je pas ton frère ? Ne suis-je pas son époux ?

C'est toi qui a voulu qu'on soit mari et femme, oh je sais bien que ce n'était qu'un projet politique, afin d'obtenir l'alliance anglaise et garder Charles II dans ton giron, mais quoi, ce mariage n'a donc aucune valeur à tes yeux ? Tu voudrais que je sois malheureux et par conséquent mon épouse également ? Je sais bien, tu vas me dire que je la trompe avec le Chevalier qui la terrifie mais ce sont ces mots à elle. J'accompli toujours mes devoirs envers elle, je fais preuve d'immensément de patience alors qu'elle m'a continuellement accablé de reproches et t'as toujours préféré à moi.

Je ne suis que l'ombre de toi à ses yeux comme aux yeux de la Cour. Cela ne m'importune guère, tu le sais, je sais que c'est l'ordre des choses, et cela ne me dérange vraiment pas en ce qui concerne tes sujets, tes courtisans et tes ministres. Mais j'aimerais qu'en ma maison je ne sois l'objet de critiques injustes et de grossières manœuvres visant à me ridiculiser.

Je m'énerve tant parce que tu vois, j'ai le cœur brisé. Savoir le Chevalier si loin de moi me laisse épuisé et amer, vois les mots que j'ai, la colère qui m'emprisonne le cœur, vois comme il m'est nécessaire de m'éloigner de toi, de la Cour, et de tous ces médisants, de ces palais que je ne me vois habiter sans lui, sans sa présence, sans son odeur, sans son parfum. Je me meurs en son absence. Il y a cette langueur en moi qui ne me quitte qu'en me disputant avec mon épouse ! Vois comment cela me rend, affreux avec elle, comme avec toi ! Il n'y a qu'une seule manière d'en finir avec cette situation impossible et anxiogène.

Rend-moi le chevalier !

Il n'a trahi personne en me confiant ce secret que tu n'aurais jamais dû me cacher. Henriette est ma femme, tu aurais dû me le dire et je n'aurais dû m'emporter comme je l'ai fait. Je suis désolé d'avoir hurlé et tempêter ainsi. Je ne voulais pas te hurler dessus mais tu me rends la vie si impossible, tu nous la rends impossible ! Regarde autour de toi ! Tu crois vraiment que nous sommes tous des espions à la solde de Guillaume d'Orange ? Que nous allons te trahir ? Que je vais te trahir ?

Je sais, tu crains sa langue pendue. Le Chevalier n'a jamais su garder un secret mais ce n'est pas en l'enfermant que tu le feras taire, ne sais-tu donc pas comment commence les rumeurs ? Si quelqu'un a pu entendre, il prendra cela pour la plus stricte vérité qui a valu au Chevalier la prison ! Tu aurais dû me le laisser. Je me serais occupé de lui, je ne l'aurais laissé partir, je l'aurais gardé captif dans mes draps, dans mes bras. Tu m'en crois incapable ? Je me meurs d'amour pour lui. Je ferais n'importe quoi pour le protéger.

Pour te protéger. Ne crois pas un seul instant que je te trahirais, mon frère. Tu as toujours compté pour moi, et plus je cris, plus je hurle, plus je tiens à toi. On ne tempête pas pour ceux qui nous désintéressent. Nous avons toujours été comme ça, toi et moi. Enfants déjà, on se criait dessus comme des chiffonniers, on se battait comme des ivrognes, et il fallait tout le courage à nos nourrices pour nous séparer. Te souviens-tu d'avoir jeté ta bouillie à mon visage ? Ou c'est peut-être moi qui ai commencé, et nous avons fini par une bataille infiniment plus célèbre à mes yeux que toutes celles de la guerre de dévolution.

Je t'en prie Louis. Tu connais mon cœur, mon âme, sans lui je me meurs, sans lui, je suis comme une plante privée d'oxygène. J'ai besoin de lui à mes côtés. J'ai besoin de sentir sa présence, sa chaleur, son parfum, ses lèvres, ses bras. Même ses bravades, ses contes à dormir debout, ses aventures tumultueuses. Tout en lui me manque, le monde me paraît sans saveur, sans sel lorsqu'il est loin de moi.

As-tu seulement songé à moi quand tu l'as envoyé là-bas ? A ce souffle manquant dans ma poitrine, cette effroyable absence ? Tu ne peux pas m'infliger cela, je t'en supplie. Rends-le-moi. Je ferais n'importe quoi, tout ce que tu veux ! Organiser un ballet, envoyer ma femme en Russie si ça te chante, mais laisse-le-moi. Tu ne sais pas ce que c'est, d'être privé ainsi de l'être qu'on aime. Toi, tu vis tes amours caché derrière des portes dérobées, mais tu n'as jamais eu à craindre qu'on te les enlève, qu'on te les arrache, tu es Roi, tu fais ce que tu veux. Mais moi ?

Moi je n'ai aucun pouvoir. Je ne suis que ton ombre, à ta merci, ton pantin exécutant les gestes que tu lui demandes. Je sais, tu vas dire que je suis injuste, que j'ai quelques libertés, mais sur ce qui compte, sur ce qui compte réellement, je n'en ai aucune. J'ai épousé Henriette parce que tu me l'as ordonné. J'ai dû cessé de voir De Guiche parce que tu l'as estimé dangereux. Et à présent, c'est lui que tu m'arraches. J'ai supporté ce mariage qui n'était qu'une tragique mascarade, j'ai supporté l'exil De Guiche, j'ai supporté tout cela sans rien dire, mais je ne supporterais pas que tu me l'arrache ainsi. Tous ceux que tu veux mais pas lui. Je t'en supplie, pas lui.

Crains-moi, frangin, car pour lui je pourrais déchirer ton royaume. Qui m'est autant précieux qu'il ne l'est pour toi, je t'assure. Hélas, tout a perdu de son éclat quand il s'est approché de moi et m'a embrassé, m'a amené dans ce pays étranger qu'est l'amour. Depuis j'ai oublié la saveur du reste, depuis j'ai oublié ce que c'était, la tristesse et la solitude, je connais d'autres souffrances, d'autres déchirements. Mon cœur n'a jamais battu aussi fort. J'aimerais l'étouffer, le faire taire. Mais c'est tout bonnement impossible. Je ne peux lutter.

Je lui appartiens, en mon âme, en mon cœur, toute ma vie lui appartient et sans lui, je le sais, elle prendra fin.

Si tu as une once de l'amour pour moi que tu me dis avoir, alors tu me le rendras, tu comprendras qu'il en va de ma vie, de ma santé, que je ne pourrais survivre sans lui, que je me mourrais comme si des centaines de saignées m'étaient pratiqués, comme si la fièvre des marais me rongeait encore et encore. Nous savons ce que c'est tous les deux de mourir, de la lente et effroyable agonie que nous donne ces terribles maladies, tu sais à quoi point l'on se sent vidé, sans force, sans volonté, sans énergie, à la merci de faucheuse et d'un Dieu parfois miséricordieux. C'est exactement ce que je ressens à cet instant.

4 février 1670, Villers-Cotterêts.

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant