Lettre XV, du Chevalier à Monsieur.

6 1 0
                                    


Mon cher Philippe,

Comme je suis bien aise de retrouver la plume et le papier pour t'écrire. J'ai songé à quelle terrible chose cela serait de n'avoir aucune lettre de toi, aucune nouvelle, d'être comme aveugle et sourd, si isolé et éloigné de toi, de tout, de ce qui est ma vie, de la Cour, de mes amis. Mais quand j'ai reçu tes lettres, senti ta détresse, et n'ai pu y répondre, mon cœur a failli éclater dans ma poitrine, de te savoir si malheureux sans pouvoir te prendre dans mes bras, ou au moins, pouvoir te consoler avec mes mots.

Vois comme ma main tremble, je ne suis plus habitué à tenir une plume. Je voulais t'écrire en quittant la prison mais je n'en ai eu le temps, nous avons dû prendre le bateau pour gagner l'Italie où les mousquetaires m'ont raccompagné jusqu'à la frontière en m'assignant de rester en dehors du pays.

Exil. Comme ce mot est terrible à entendre et plus encore à écrire. C'est étonnant à quel point on perd le sens de la réalité quand on est isolé comme je l'ai été. Ce fut effroyable de n'avoir pour compagnie que ce terrible vent qui soufflait, de n'avoir comme refuge que ces pierres sales et humides, d'entendre comme signe de vie et de compagnie que le cliquetis des clés de mes geôliers. Je ne me suis jamais senti aussi seul et aussi misérable qu'en cet instant.

Lorsqu'on n'a connu que la liberté, on a une idée romanesque de l'emprisonnement, on songe aux héros emprisonnés contre leur volonté, pour leurs idées, combien de nos amis, de nos illustres compagnons ont fini ainsi, et combien nous les avons célébrés, vanté leur courage, leur mérite, songeant combien ces aventures forgent le caractère et affirme leur image d'héros rebelle qu'il convient d'admirer.

Pourtant, à If, je ne me suis senti ni héros ni rebelle, ni même admirable. J'avais les cheveux sales, je sentais affreusement, pire encore qu'un mendiant, je pense que j'avais une apparence plus terrible encore que celle de ces pauvres bougres qu'on voit revenir d'un pays en guerre. Je me sentais sordide et misérable en chaque instant et au fond, j'étais bien heureux d'être aussi loin, que tu ne puisses me rendre visite et me voir dans un état si déplorable.

Me voici sous le doux soleil d'Italie, goûtant le vent de la côte, observant au loin la côte française, songeant à tout ce que je ne verrais plus, à tous ceux que je laisse derrière moi, à toi, mon bel ange, mon prince, que je ne pourrais plus voir, à tes lèvres que je ne pourrais plus embrasser, à ton corps que je ne pourrais plus caresser. Je me sens si démunis devant l'écume de cette mer d'azur à la beauté si déchirante qui m'évoque l'éclat bleuté de tes yeux.

Tu songes à nos retrouvailles, me promet de m'être fidèle et j'aimerais croire en ces choses-là, croire tout cela possible, penser que dans quelques semaines, quelques mois, enfin nous nous reverrons et oublierons toute cette sordide tragédie mais j'ai les plus grandes peines à y croire. Ce séjour en prison m'a fait perdre méchamment espoir. Je suis désolé de ne pas pouvoir combler ce vide dans ton cœur, dans ton lit. Te savoir seul et triste depuis ces longues semaines me fend le cœur.

Je t'en prie, mon bel amour, ne cesse de croire en nous, ne cesse de te battre pour que nous puissions nous revoir, et dis moi ce que je dois faire pour qu'un tel miracle se produise. Mais en attendant mon retour, ne t'isole pas, n'éloigne pas tes amis comme tes amants. Le marquis d'Effiat est autant tien qu'il est mien, nous nous sommes promis d'être pour toujours amis, d'être fidèle et de ne jamais se faire de mal. Je souhaites qu'il soit, puisqu'il est libre de ses mouvements, plus que nous ne le sommes, le tendre messager entre nous. Qu'il me remette de tes nouvelles, et te donne des miennes, qu'il comble l'absence et le silence, qu'il demeure à tes côtés puisque je ne puis le faire.

De mon côté, j'ai mon frère qui est à Rome et me promet de me faire bon accueil. Je suis heureux que dans mon malheur, il soit à mes côtés, qu'il me fasse oublier un peu le triste sort qui est le mien, et tout ce que je perds, en m'éloignant de toi et de la Cour, de notre Cour. Je me désole de ne pouvoir t'enlacer, t'embrasser, te montrer combien tu m'as manqué, combien tu me manques encore, je suis simplement heureux que tu ais réussi à me libérer de cette horrible prison et j'attends avec impatience le moment où nous pourrons nous toucher à nouveau.

Ton amour,

27 mars 1670, Sanremo

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant