Lettre LXIX, de Monsieur au Chevalier.

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La Grande Mademoiselle ne veut m'épouser ! Tu as dû en entendre parler, j'imagine ! La rumeur ne peut qu'avoir couru jusqu'en Italie, et doit probablement avoir fait le tour de toutes les Cours d'Europe. D'ici quelques semaines, ce sera tous les royaumes du monde qui le sauront ! Quelle indignation, quelle humiliation ! Moi essuyant son refus au profit d'un petit comte désargenté et minable que mon frère a déjà menacé plusieurs fois de battre tant il avait le comportement d'un garnement !

Tu imagines cela ? Bien sûr que non ! Je suis tourné en ridicule une nouvelle fois par une femme, je te jure que c'est la dernière ! Je m'étais promis de faire de mon remariage une réussite plutôt qu'un autre échec, de ne plus souffrir comme j'avais souffert avec Henriette, mais tout recommence à nouveau ! Ne pourrais-je jamais être heureux ? Respecté tout simplement ? Est-ce trop demandé ?

Pourtant, cette fois-ci, mon frère était à mes côtés. Je crois bien qu'il a tout fait pour m'éviter cette déconvenue, mais je ne l'ai point écouté. J'ai même soutenu la Grande Mademoiselle ! Et voici comment elle me remercie !

En quoi cela est-ce si étonnant ? Nous avons été si naïfs de croire qu'elle avait changé !

Nous ne sommes cependant pas les seuls naïfs dans l'histoire. Je ne peux comprendre comment notre cousine a pu tomber amoureuse de ce parvenu de Lauzun ! Plus encore, de vouloir l'épouser. N'a-t-elle donc rien retenu de mes complaintes ? Ah, je suis si furieux, je ne sais si c'est contre eux ou contre moi-même d'avoir cru un seul instant en l'amitié d'Anne-Marie-Louise !

La colère m'a poussé à menacer de jeter Lauzun dans le canal ou la Seine, je ne sais plus. Cela a fait rire mon frère qui, je crois bien, m'aurait aidé à le faire s'il n'avait porté la couronne ! Nous nous sommes regardé, comme deux ronds de flan, après qu'elle soit partie en osant réclamer ce mariage ignoble, et nous avons eu un rire autant nerveux qu'amer, mais nous ne pouvions plus nous arrêter.

Cela m'a fait du bien de savoir que mon frère était de mon côté, de n'avoir aucun doute à ce sujet, cela faisait si longtemps que je n'avais éprouvé cela. J'ai eu l'impression de retrouver notre complicité d'antan, quand nous pouvions nous disputer au soir et nous réconcilier au matin, nous donner des surnoms aussi mignons que ridicules, et nous battre comme des chiffonniers. Nous avions cette liberté parce que le monde était en flamme, aucun prince n'a jamais été élevé ainsi, sans qu'aucune règle ni étiquette ne lui soit imposée.

C'est peut-être pourquoi quand l'ordre est revenu, tout a paru si compliqué. L'on pourrait croire que c'est le chaos qui est effrayant. Louis et moi l'avons longtemps cru, mais en réalité, c'est la menace de l'effondrement de l'organisation si difficilement bâtie qui l'est, parce que tu sais qu'au fond, l'ordre normal des choses est le chaos. Ce que nous avons construit, la France telle qu'on la connaît, protégée par les forteresses de Vauban, l'étiquette de la Cour, la magnificence de Versailles et de ses jardins, Lully et sa musique, Molière et ses pièces, ce paradis dans lequel nous vivons, tout cela est voué à disparaître, pas vrai ?

Rien d'aussi somptueux ne peut demeurer ainsi, toutes les civilisations s'élèvent pour s'effondrer ensuite, nous le savons en étudiant l'histoire de nos ancêtres... Pourquoi ai-je de telles pensées ?

Tout ceci m'a épuisé, mon amour, tout ceci m'a montré que ce que nous croyons si fermement établi, si puissamment construit, peut disparaître d'un claquement de doigts. Si personne n'a cure des règles alors, celles-ci n'existent pas ? Et tout ce que nous avons fait n'a alors le moindre sens, nos vies n'ont le moindre sens !

C'est ce que je redoute, tu sais. Le chaos. Je l'ai trop éprouvé enfant, j'ai trop tremblé, trop pleuré ceux que la Fronde nous a arrachés si tôt, trop vécu de trahisons des cousins et oncles pour ne pas chercher aujourd'hui la quiétude.

Est-ce trop demandé ? De connaître un monde sans violence, sans trahison, sans coup de théâtre, sans humiliation publique, sans rumeurs qui détruisent en un claquement de doigts une réputation si difficilement bâtie ? Je suis véritablement épuisé, mon amour. Je ne sais plus quoi faire. Je songe à retourner à Reuil, dans mon exil, dans ma solitude, auprès de mes enfants. J'y ai connu une paix et une tranquillité dont j'ignorais l'existence.

15 décembre 1670, Paris

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant