Lettre LXII, de Monsieur au Roi.

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Mon cher frère,

J'ai passé tout l'après-midi avec notre cousine. Nous avons toujours été proches et bons amis et elle a été un grand soutien lorsque Henriette se mourait. Quand tout le monde m'accusait, elle ne s'est détournée de moi. Aussi je ne lui en veux pas de ne point vouloir être ma femme. Il est évident qu'elle songe à un autre homme. Nous deux avons l'habitude de trouver l'amour ailleurs que dans notre lit d'épousailles, mais ne penses-tu pas que Anne-Marie-Louise devrait être libre de s'unir à qui elle aime ?

C'est peut-être de la voir si malheureuse qui me rend sentimental, mais je crains qu'en insistant tu ne fasses qu'empirer les choses. Je connais tes raisons et je les entends, mais ne pourrions-nous convenir d'un pacte afin qu'elle puisse épouser qui elle le souhaite ? Il lui suffirait d'accepter de désigner nos enfants comme ses héritiers. Notre cousine est une femme ayant un certain âge, je doute qu'elle puisse enfanter à cet âge si avancé sans prendre des risques pour sa vie. Nous pourrions lui suggérer de rédiger son testament en faveur de l'un de nos enfants si elle n'en a point ?

Mon idée est plutôt farfelue, j'en ai bien conscience. Une princesse se doit d'épouser un prince, ainsi va le monde, mais ne pourrait-on pas changer le monde ? Nous passons notre vie à nous sacrifier à une politique qui ne fonctionne guère. Regarde nos mariages respectifs. Toi et la Reine, crois-tu qu'elle est heureuse ? Que tu le sois ? Tu cherches l'amour et le bonheur dans les bras d'autres femmes et ton épouse en souffre en silence. Quant à Henriette et moi, nous nous sommes fait tant de mal qu'on peinait à croire que nous ayons été amis enfants.

Pourrait-on imaginer d'épouser qui l'on aime au lieu de qui l'on doit ? Concevoir les unions maritales comme des alliances politiques n'est pas une mauvaise idée en soi, mais cela fonctionne-t-il encore ? Vois nos parents, ils n'ont jamais été heureux et n'ont même pas pu assurer la paix entre leurs deux pays. Leur mariage fut un échec monumental, la seule réussite est nous deux. C'était leur seule source de joie. Veux-tu vraiment que nous soyons malheureux comme nos parents l'ont été ?

J'ai épousé Henriette, et pourtant, du fait de nos disputes répétées, une guerre aurait très bien pu éclater entre la France et l'Angleterre. Si Charles II avait été plus indépendant financièrement, assuré d'avoir le soutien de son assemblée, il n'aurait pas hésité une seule seconde à nous déclarer la guerre et peut-être même avant qu'Henriette ne nous quitte. Elle ne cessait de lui demander l'asile et de se plaindre de nous. Le portrait qu'elle a fait à son frère de sa vie à la Cour était des plus terribles. Je ne le lui fais aucun reproche, elle était malheureuse.

Ce n'est pas ma cause que je défends, au fond, j'ai toujours su où est ma place, quel est mon rôle et je ne me suis jamais rebellé contre, j'ai souffert en silence dans ce mariage douloureux, et je suis prêt à recommencer si c'est ton souhait.

Je songe simplement à notre cousine, qui n'a jamais été heureuse en amour, qui n'a jamais trouvé l'époux qu'il lui fallait, qui s'est toujours considérée comme à part. Tu sais qu'elle est différente de nous tous. Tu songes à sa fortune, mais songes un peu à son cœur, à ce qu'elle est, à sa nature profonde. Elle dépérirait à mes côtés. Nous sommes amis, il est vrai, mais nous ne nous aimons pas, et je doute qu'elle supporte de ne pouvoir être pleinement avec l'homme qu'elle aime.

Enfin, je pense qu'elle est assez âgée pour aspirer maintenant au bonheur. Je t'en prie, réfléchis-y. Ne lui impose pas ainsi ta volonté à tout prix, écoute son cœur, vois ses larmes, songes à ce que cela serait pour elle d'être marié à moi. Tu connais mon caractère et le sien, penses-tu que cela serait une si bonne idée ?

Je t'en prie, prends le temps de la réflexion. Pourquoi se presser à vouloir nous unir alors que la période de deuil que je dois observer n'est même pas achevée ? Profite de ce laps de temps pour laisser les rois voisins te présenter leurs princesses, cela serait sans nul doute avantageux pour tes projets vis-à-vis de la Hollande et pour te protéger du Saint Empire. Fais-le pour la France et pour notre famille.

14 septembre 1670, Saint Cloud

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