Chapitre 75 : Va-t'en

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Les portes d'ascenseur s'ouvrent sur un étage panoramique où quelques Démons sont accoudés au bar ou pelotonnés dans les canapés qui jouxtent les grandes vitres.

– Nous vous proposons d'attendre le retour de notre Maître ici, me suggéra Pénélope. N'hésitez pas à commander quelque chose, la maison vous l'offre.

Interloquée, je me détourne de la pièce pour faire face à mes compagnons de route, mais les portes de l'ascenseur se ferment sur eux avant même que je n'ai pu poser une question. Tant pis... Au moins, les Démons de ce bar ne m'ont pas l'air malveillants, en tout cas pas autant que tous ceux qu'il m'a été donné de croiser.

C'est donc un peu hésitante, que je m'avance vers le bar trônant au centre de la pièce. Je m'assois timidement sur une chaise haute, et la barman, une femme dans la quarantaine aux cheveux hirsutes et au regard chafouin, vient me voir en essayant un verre.

– Qu'est-ce que je te sers ?

– Hum, qu'est-ce que vous avez ?

– Tout ce que tu veux, on est en Enfer.

– Alors juste une limonade.

Pour toute réponse, la femme me sourit étrangement et part s'afférer. A côté de moi, je sens le regard d'un Démon me scruter avec attention. Je jette un rapide coup d'oeil, mais la dame assise à mes côtés me grille et éclate de rire avant de se remettre à fumer sa cigarette. Le rouge me monte aux joues et je détourne les yeux pour les fixer sur la colonne centrale composée de centaines de bouteilles dans lesquelles doit sûrement se trouver celle de limonade car un verre se pose aussitôt devant moi.

– Merci, dis-je simplement avant de prendre ma boisson et partir vers les vitres.

L'Enfer n'était peut-être pas une si bonne idée... Ici plus rien n'est brimé, les gens laissent libre cours à leurs envies et leurs pensées. Mais pourquoi l'idée d'un séjour en Enfer m'a traversé l'esprit, bon sang. À quel moment je me suis dit que je pouvais passer un bon moment ? Mon expérience passée m'a pourtant prouvé que ce n'est vraiment pas un lieu idyllique.

Perdue dans mes pensées moroses, je me laisse tomber sur un fauteuil et bois une grande gorgée de limonade. Le gaz de la boisson me brûle la gorge, mais au moins il me remet les idées en place. Je dois profiter d'être ici pour retrouver ma soeur ! Je lui ai promis de la ramener et ce n'est pas aujourd'hui que je vais baisser les bras. Le prêtre m'a parlé d'un échange d'âme, mais pour que cet échange ait lieu, je dois avant tout retrouver Victoire. Je suis certaine qu'elle n'est pas loin, il faut que je la trouve. Peut-être Tantine l'a-t-elle aperçue ? Peut-être sont-elles réunies ?

– Angèle ?

Je relève la tête à cette voix familière et croise le regard surpris de Ruben. Celui-ci s'assoit en face de moi, une boisson orangée à la main, tandis que l'autre discipline ses mèches blondes.

– Tu as donc fini par revenir. Comment t'as fait ton coup ?

– Alastor m'a tué.

À ma réponse, Ruben fige son verre à quelques centimètres de ses lèvres tandis que ses yeux s'écarquillent. Je m'empresse donc d'ajouter :

– Je lui ai demandé de me tuer, je voulais aller en Enfer.

Il repose lentement son verre en me dévisageant, puis me demande avec incertitude :

– Pourquoi ? Alastor t'as pourtant dit qu'il retrouverait ta soeur, alors pourquoi revenir dans cet endroit pourri jusqu'à l'os ?

– Je veux échapper à Gabriel quelques jours, histoire de souffler un peu. Et accessoirement pour revoir ma famille, Victoire y-compris.

– Gabriel est une ordure, néanmoins l'Enfer tout entier est une décharge.

– Très spirituel, mais Gabriel est le genre d'ordre qui ne veut pas te quitter, comme un chewing-gum collé à ta chaussure.

Ruben sa cale dans le fauteuil et un petit sourire étire ses lèvres avant que ses yeux grisonnants ne se perdent dans la vue plongeante du boulevard que nous offre le 66ème étage.

– Tu ne devrais pas être ici, déclara-t-il après plusieurs secondes de silence. Cet endroit est mauvais.

– J'ai réussi à y survivre jusque-là, je peux bien recommencer une paire de fois.

– Tout ça risque de mal finir. L'Enfer... ça change les gens.

– Et Gabriel est en train de me pourrir la vie.

– Ici c'est toute une horde de Démons affamés qui vont te pourrir la vie, du moins ce qui s'y apparente.

– Je vais m'en sortir, affirmai-je avec conviction et une pointe d'agacement qu'il ne me croit pas capable d'affronter quelques Démons de pacotille.

Ruben secoue alors la tête avant de se perdre une nouvelle fois à la contemplation des bâtiments illuminés qui s'offrent à nous. Face à son comportement, je fronce les sourcils et finis ma limonade d'une traite.

– Tu ne sais pas de quoi je suis capable, ajoutai-je.

– Non, mais je sais de quoi tu n'es pas capable. Et ça te coûtera trop de problèmes. Arrête de voir l'Enfer comme un refuge. C'est un putain d'asile de fous ! s'exclama-t-il en se levant brusquement.

Je dévisage Ruben, choquée par la haine qu'exprime sa voix et marque ses traits. Je crois bien ne jamais l'avoir vu aussi virulent et expressif. Ses yeux brillants d'autant de désespoir que de rage plongent dans les miens.

– Alastor est un ami précieux et je lui serai éternellement reconnaissant pour tout ce qu'il m'a offert. Mais il m'a aussi condamné, tout comme il l'a fait avec toi. Il faut que tu rentres, que tu t'éloignes de tous ces Démons. Pénélope avait l'air gentille, ta petite escouade était attentionnée ? Il n'en est rien, ce n'est que du cinéma. Les Démons ne sont intéressés que par leurs propres intérêts ! Et toi, tu représentes gros. Une bonne petite âme pas du tout adaptée à ce monde de vicieux égoïstes. Regarde-les ! s'écria-t-il en m'indiquant les convives d'un signe de main.

Je jette un coup d'oeil circulaire et vois tous les Démons nous observer avec un sourire en coin, dévoilant des dents chez certains. Néanmoins, ils ne bougent pas, ils restent à leur place et se contentent de siroter leur cocktail ou de manger des tapas tout en nous guettant. Ainsi épiée, j'ai l'impression d'être un animal blessé surveillé de très près par des vautours dont la faim n'altère en rien leur patience. Lorsque je reporte mon regard sur Ruben, il s'est rapproché de moi, ne se trouvant plus qu'à quelques centimètres de mon visage.

– Quand Alastor arrivera, tu lui diras de te ramener. Il ne faut pas que tu restes ici. Nous retrouverons ta soeur, c'est promis. Mais va-t'en.

– Ne l'effraie pas, Ruben, l'interrompit soudainement quelqu'un.

De l'Autre CôtéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant