Chapitre 46 : Un silence vaut mieux que mille mots

16 4 0
                                    

Assise sur une chaise en bois, je mange les pâtes au pesto rouge préparées par ma mère. Personne ne parle, ou n'ose parler, seul le bruit des gouttes d'eau s'écrasant sur les vitres interrompent le silence. Quelques échanges de regards, rien de plus, comme si briser la mélodie des couverts allait ramener une vague de souvenirs et d'émotions non voulus. Ce genre de silence n'a rien d'agréable ou de méditatif, il est lourd. Tout le monde se demande quand est-ce que son voisin va prendre la parole, sans pour autant avoir assez de courage pour la prendre soi-même.

Il s'est passé quelque chose, plusieurs choses. Tout le monde sait, mais personne ne le dit, préférant croire au doute de ne pas savoir.

Le vent s'engouffre par une fenêtre oscillo-battante, la faisant claquer sur son passage, avant d'aller faire vaciller la croix suspendue au mur tel un enfant turbulent. Les pieds de la chaise crissent sur la pierre, mon père se lève pour aller fermer la fenêtre, la poignée grince, et il revient à sa place. La croix cesse ses balancements, tandis que le vent siffle dehors comme pour manifester sa rage de ne plus pouvoir rentrer. Les fourchettes raclent les assiettes, une feuille vient se coller à la vitre de la cuisine se trouvant face à moi et ma mère éclate en sanglots. Le silence perturbé s'alourdit, une chape de plomb tombe sur la cuisine. Les pieds de la chaise crissent sur la pierre, ma mère se lève pour aller s'enfermer dans une pièce. Les pieds crissent, mon père se lève pour aller laver les assiettes. C'est assez.

– Je sais que Tantine est morte, je l'ai vue.

Mon père cesse sa vaisselle et se retourne vers moi. Les chaussons de ma mère se trainent sur la pierre et je l'entends sécher ses larmes.

– Son enterrement a lieu demain après-midi.

Sans plus attendre, je tourne les talons et monte les escaliers, délaissant le lourd silence de non-dits. La famille parfaite s'étiole et s'effrite, la vérité est étouffée, mais elle finit toujours par refaire surface.

Après une bonne douche, j'entre dans ma chambre et quelque chose attire inexorablement mon regard, comme à chaque fois que j'entre en ce lieu. A pas feutrés, je m'approche de ce cadre photo en bois qui repose sur ma table de chevet. Elle est là, elle a toujours été là, et elle le sera toujours car je compte bien la ramener. Derrière une protection de verre : une photo de Victoire et moi. Elle a été prise il y a quelques mois, lorsque nous étions partis pique-niquer à la plage avec nos parents et Tantine. Victoire avait insisté pour nous faire les sandwichs et elle avait eu raison car ils étaient excellents. Elle avait aussi pris le temps de nous faire des biscuits contenant de la confiture de fraise. La journée avait été chaude et ensoleillée, nous en avons profité jusqu'au coucher de soleil. La photo a d'ailleurs été prise à ce moment-là, lorsque les lumières orangées se reflétaient sur la mer et qu'une légère brise soulevait nos cheveux. Nous posions devant nos châteaux de sables respectifs que nous avions fait dans la journée tels des enfants de 8 ans. Celui de Victoire était très beau et bien plus décoré que le mien qui se résumait à quatre tourelles et une muraille. Sur le cliché, on peut voir ma jumelle arborer un sourire jusqu'aux oreilles tandis qu'elle m'entoure affectueusement les épaules. Je riais aux éclats, bénite par la relation que nous entretenions toutes les deux.

Je cesse de me tourmenter avec cette vision de pur bonheur, et repose le cadre photo lorsque je sens mes yeux me picoter. Je balance ma tête en arrière afin d'empêcher mes larmes de couler, puis prends une grande inspiration en tentant de retenir mes sanglots.

Pourquoi est-ce que je pleure ? Je vais retrouver Victoire, je vais la ramener. Et lorsque ça serait fait, je la serrerai dans mes bras et la remercierai autant qu'il est possible de le faire dans une vie. Alors pourquoi est-ce que je pleure ?

De l'Autre CôtéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant