Souffrance - partie 4

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— Tu l'as senti, toi aussi ?

Isélia roula des yeux, agacée. La plupart du temps libres sur ses épaules, ses cheveux noirs étaient attachés en un chignon haut d'où s'échappaient quelques mèches folles. Une sueur légère perlait à ses tempes. Ses narines palpitaient et un souffle saccadé sortait de ses lèvres entrouvertes. 

— Non. Comme toutes ces autres fois où tu me l'as demandé. Toujours pas ! 

— Je ne suis pas fou, Isélia. Je te jure qu'il se passe quelque chose. Je le ressens. 

Face à elle, Zalma inspectait sa main avec nervosité. À la base de trois de ses doigts, les cercles représentant ses Éléments brillaient d'une étrange lueur bleutée, plus intense que d'ordinaire. À l'intérieur, des bulles d'eau tournoyaient, se heurtaient les unes les autres, puis éclataient en vagues miniatures. 

— Bien sûr qu'il se passe quelque chose, idiot...

Du haut de leur tour de guet protégée par le mur de ronces, les deux rebelles avaient une vision claire et dégagée des alentours. Ils ne pouvaient que constater que l'armée ennemie progressait sans répit et serait bientôt à portée de tir. Des centaines de soldats royaux, soulevant un énorme nuage de poussière, avançaient dans la pénombre du crépuscule, peu soucieux de dissimuler leur approche. 

Aräck disait vrai. La guerre s'en venait à l'Épine, comme une funeste conclusion à toutes les escarmouches ayant déjà meurtri la Plaine Centrale. 

Arc en main, magie crépitant déjà au bout de leurs doigts, tous les rebelles se tenaient prêts à lancer leurs projectiles mortels. Les guerriers, casqués et cuirassés, avaient pris place derrière le mur de ronces tandis que les archers et magiciens étaient montés au sommet des tours de garde. Trop peu d'hommes pour subir une attaque de front. Seul le rempart d'épines semblait leur accorder une maigre chance, si tant est qu'il fût capable de résister à la fureur d'un Paladin. 

Pour autant, l'aédelfien se passionnait davantage pour ses Éléments que pour l'adversaire. Éclairé par la faible lueur d'une torche vacillante, il secoua la main et agita les doigts.  

— Ranks disait toujours que quand nos Éléments bouillonnent, c'est parce qu'Aédelfa pleure. « Elle pleure parce que la folie s'est emparée de l'humain et l'a corrompu. Elle pleure quand elle voit les champs de bataille où gisent des corps mutilés par l'indifférence et l'injustice. Elle pleure sous le... » 

— Si ta déesse existe vraiment, peut-être devrait-elle arrêter de chialer, tacla Isélia. Et faire en sorte de punir l'injustice, avec je ne sais quel pouvoir supérieur. 

Il releva les yeux et les posa sur sa partenaire. La coiffure de la jeune femme dégageait sa nuque gracile, réveillant en lui des désirs brûlants qu'il avait peine à refouler. Il cligna des yeux pour se reprendre puis préféra ne pas répondre, de peur d'alimenter un débat inutile. Il porta plutôt son regard sur l'armée royale, qui se rapprochait à chaque pas. La plaine était noire de soldats. Le fracas des sabots et le cliquetis des armures retentissaient. À l'arrière des rangs d'infanterie, les tambours résonnaient, faisaient trembler le sol et les fondations des bâtisses les plus fragiles. À chaque nouveau roulement, les cœurs cognaient d'émotion. L'échéance approchait, inéluctable. Bientôt les rebelles entendirent même les bannières qui claquaient au vent, signe que l'ennemi était aux portes de l'Épine. 

— Ils vont charger sans réfléchir, hein ?

— Nous ne sommes pas acculés. Un siège n'aurait que peu d'intérêt. Et puis...

Elle laissa errer son regard sur les rangs de rebelles, vaillants pour la plupart, mais mal armés et sans expérience des batailles de grande ampleur. Les plus fébriles ne parvenaient pas à contenir leurs tremblements malgré les encouragements de leurs chefs.

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant