NDLA : Ce chapitre utilise un point de vue et un temps particuliers. C'est un effet voulu. Je le précise car beaucoup en font la remarque en commentaire. =)
*
Ta vue est trouble, un voile pourpre submerge tes yeux, dense, presque palpable, il t'enveloppe, t'avale. Tu ne peux rien distinguer à part une lente suite d'images floues et fractionnées, aux teintes fânées, rouilleuses. Tu halètes, la douleur te suffoque ; chaque inspiration te donne l'impression qu'une lame est enfoncée dans ta poitrine. Une sale odeur de peau brûlée, de sang et de mort flotte dans l'air, agresse tes narines, elle se mélange à la puanteur de la sueur âcre des perdants, aux relents de la défaite, rances et fétides.
Les relents de ta défaite.
Le bruit de ses lourdes bottes retentit alors au loin. Puis le fracas de sa masse d'armes racle chaque marche alors qu'il descend l'escalier. Une menace plus sombre que les ténèbres approche, dans un espace sans lumière, sans espoir, ni temps. Elle vient pour toi. Une nouvelle fois.
Un cliquetis de ferraille s'élève tandis qu'un soubresaut te parcourt. Chargé de lourdes chaînes, le corps ceint d'un anneau en fer, le moindre mouvement t'est impossible. À tes côtés, un rat perce l'obscurité de ses yeux rouges et lance des couinements aigus comme s'il souffrait à ta place. Mais soudain, il détale dans une course folle, soulevant un nuage de poussière d'os et de viscères déchiquetées. Et le silence revient. Le seul bruit que tu peux désormais entendre est celui de ton propre sang qui goutte au sol. Tu déglutis avec peine. Tu peux sentir sa présence sans même le voir. Une ombre imposante est arrivée devant ta porte et reste là, immobile, à se demander quel outil choisir, cette fois. Quelle partie de toi souiller ou mutiler.
Enfin, la grille s'ouvre dans un raclement métallique assourdissant. Dans un nouvel effort, tu essaies de relever la tête. Pour lui faire face. Pour le défier d'un regard vitreux. Pour tenter de lui prouver qu'il n'obtiendra pas ce qu'il recherche. Que ses méthodes sont vaines. Mais tu ne vois rien, si ce n'est une porte close. Ce n'est pas pour toi qu'il est venu, cette fois. Il est entré dans la cellule voisine. Dans sa cellule. Tu écarquilles les yeux de stupeur. Autour d'eux, une couche de sang séché se fendille. Les battements de ton cœur s'accélèrent. Ton regard s'agite de tous côtés, au hasard, cherchant un introuvable espoir. Tu essaies de hurler mais aucun son ne vient. La panique te gagne. Tu trembles de peur. Transpires d'angoisse.
À nouveau, ses pas se font entendre. Tu devines qu'il s'approche de lui. Tu ne peux rien faire de plus, de toute façon. L'impuissance t'écrase.
Un court silence s'ensuit, avant qu'une voix profonde ne s'élève :
— Un nom. Un lieu. Une information, et tu es libre. Deux informations, et vous êtes tous les deux libres.
La même phrase. Toujours. Comme si ton bourreau n'était qu'une machine incapable de dire quoi que ce soit d'autre. Tu serres les dents autour du bâillon crasseux qu'on t'a enfoncé dans la bouche. La bave monte à tes lèvres. Des larmes perlent le long de tes joues et viennent se mêler au sang desséché les recouvrant. Tu sais très bien ce qu'il va se passer. Tu sais très bien qu'il ne dira rien. Tu fermes les yeux, pour essayer de te protéger, de t'enfermer dans une bulle. Pour endiguer tes sens. Surtout, pour ne pas entendre. En vain.
Il commence son forfait. Des coups sourds résonnent, entrecoupés de quelques sons plus stridents, comme si on battait de la pierre, pendant d'interminables secondes. Des gémissements d'abord contenus se font entendre. Tu essaies de te débattre, comme si tu allais soudainement pouvoir te libérer. Comme si tu allais pouvoir intervenir et changer quelque chose. Douce illusion. Et pendant que tu gesticules, tout s'accélère dans la cellule adjacente. Les impacts se multiplient. Les gémissements deviennent râles plaintifs. Tu ne sais pas avec quoi il se fait frapper. Peut-être une barre de fer rouillée. Peu importe. Le cauchemar est réel. Les râles deviennent des hurlements. La violence et la cadence des coups s'intensifient. Et l'inévitable finit par se produire. Le craquement des os monte jusqu'à tes oreilles, suivi du bruit écœurant de la chair qu'on arrache. Les hurlements redoublent. Des cris de douleur qui te percent les tympans et te glacent le sang. Des cris qui se gravent un par un dans ta mémoire. Des cris que tu ne pourras plus jamais oublier. Et toi, tu es là, témoin de l'horreur. Secoué de sanglots. Inutile.
Tu pries soudain un dieu auquel tu n'as jamais cru. Pour que le supplice s'arrête. Pour qu'on vienne te sauver. Pour qu'on vienne vous sauver. Comme dans ces histoires de ton enfance où le prisonnier était toujours libéré au dernier moment. Mais aujourd'hui c'est ta réalité et aucun héros ne viendra. Aucun dieu ne t'aidera. Dans un sursaut de rage et terreur mêlées, tu serres ta mâchoire écumante de sang si fort que tu parviens à déchirer le bâillon qui te muselait la bouche. Tu craches une glaire épaisse et sanguinolente, prends une énorme inspiration et hurles. Tu hurles de tout ton être. Tu hurles toute ta peine et ta détresse. Tu hurles à t'en briser les poumons.
— Arrêtez ! Arrêtez ça !
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...