Utopie - partie 2

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[...seul le tintement cristallin d'une clochette invisible résonna dans le lointain.] Nellea se retourna à nouveau, interloquée par tout autre chose. Tout autour d'elle, les immondices s'entassaient en monticules d'où surgissaient des nuées de rats. Ils couinaient de plaisir, festoyaient ou se battaient à coups de griffes et de dents pour quelques déchets. 

Le faubourg d'Aredhel n'avait pas changé depuis sa dernière visite - et il ne changerait probablement jamais -. La misère s'étalait à tous les regards ; la peur, la faim et le froid étaient partout. Et la pluie qui déferlait depuis plusieurs jours avait transformé les rues en véritable bourbier où les habitants s'épuisaient à patauger dans la boue. 

 — Vanhalion va r'viendir à Aredhel ! lança un gamin malpropre, assis un peu plus loin, sur un amas de décombres vaseuses. Tu t'rends t'y pas compte ? 

Des vieux haillons troués couvraient son corps chétif. Il avait un pied nu et l'autre chaussé d'un restant de poulaine. Ses yeux bleus, brillants comme des joyaux, détonnaient au milieu de la crasse incrustée dans son visage, comme si toujours persistait une lueur d'espoir même dans les plus sombres nuages. Tout en parlant, il jouait avec un petit cheval de bois auquel il manquait une patte. 

— Qui c'est c'ui là ? lui répondit une fillette au visage meurtri d'ecchymoses. 

Elle portait une robe déchirée, trop délavée pour qu'on puisse en distinguer la couleur. Ses cheveux autrefois blonds, mais désormais filasses, usés et broussailleux, s'éparpillaient de tous côtés, lui donnant l'air d'une sorcière des anciennes légendes. 

— Tu connais pas Vanhalion, 'spèce de gueuse ? Quand il est à Aredhel, y vient toujours nous voir. Y nous donne du pain à manger pis il envoie les soldats reconstruire les maisons cassées ! C'est l'plus gentil des Paladins. Mais il est tout l'temps à la guerre, alors on l'voit pas beaucoup. Les vieux y disent qu'y va bientôt r'viendir. Tout le monde y l'attend ! 

Son amie haussa les épaules d'un air indifférent.

— J'ai jamais vu d'Paladin. Maman disait toujours qu'y s'en fichaient d'nous. Alors moi aussi j'm'en fiche d'eux. 

— Attends d'le voir ! Il est pas comme les autres enfermés dans l'château ! 

À ces mots, il leva son petit cheval en bois au-dessus de sa tête. La pluie rebondissait en petits geysers sur lui. 

— C'est lui qui m'a donné ça. Y m'a dit qu'normalement c'est pour les chiards de nobles ! J'espère qu'y pourra m'le réparer, j'l'ai cassé en... 

Plutôt que d'écouter la fin de la conversation, Nellea reprit sa marche en hâtant le pas. Son visage à demi dissimulé sous sa capuche semblait grave, comme si quelque inquiétude agitait son âme. Elle s'engouffra dans une ruelle transversale, passa devant un charnier de chiens éventrés auxquels se mêlaient les restes d'enfants abandonnés, puis arriva bientôt devant une bâtisse miséreuse. Sur le devant, une petite cour avait jadis été pavée, mais le temps avait fait son œuvre et une moisson d'orties et de chardons fleurissait à leur place. Un arbre attenant jetait des ombres lugubres sur la façade défraîchie. 

La jeune aédelfienne se retourna pour s'assurer que personne ne l'avait suivi. La ruelle était déserte. Dans ce coin reculé du faubourg, on entendait encore les ivrognes brailler leurs chansons déshonorantes, mais un certain calme régnait, un calme inhabituel, lourd, à en devenir oppressant. 

Quelques instants passèrent où les lèvres de Nellea restèrent pressées l'une contre l'autre. Une incertitude douloureuse s'était glissée dans sa volonté de fer. L'idée de faire demi-tour et de s'enfuir pour un ailleurs plus réjouissant lui traversa l'esprit, mais elle l'oublia aussitôt. Elle ne pouvait pas. Elle devait assumer son rang de joyau de Neuf Etoiles. Un chien aboya quelque part, si bien qu'elle reprit pied dans la réalité. Après un soupir qui en disait plus long que bien des paroles, elle ôta sa capuche et s'engouffra dans la maison.

L'intérieur était si sombre qu'elle manqua de se cogner dans une travée de chaises. Elle demeura un moment immobile et attendit que ses yeux s'habituent à la pénombre. Enfin, elle aperçut une silhouette familière assise à l'unique table de la pièce. Elle sentit les gouttes perler à son front mais se fit violence pour cacher son trouble. Rencontrer sa cheffe de manière si directe n'était pas dans ses habitudes (1). Après une seconde qui sembla durer une éternité, elle explosa d'une colère feinte :

— Pourquoi ne pas me l'avoir dit ? Pourquoi suis-je obligée d'écouter les ragots du faubourg pour apprendre les nouvelles ? 

— Bonjour à toi aussi, Aïsena, répondit une voix féminine, posée et bien timbrée. Ton visage immaculé m'avait manqué. 

— Vanhalion revient à Aredhel ? poursuivit la jeune aédelfienne en claquant ses mains sur la table. Ce n'était pas dans le plan. Solafein était censé être le seul Paladin au château ! Shura peut s'occuper de lui en cas de problème. Mais deux Paladins ? Ce n'est plus du tout la même histoire ! 

Au même instant, un éclair illumina le ciel au-dessus du faubourg. Un peu de lumière filtra à travers les interstices du toit, guère plus d'une seconde, et éclaira les gemmes incrustées dans le visage de la silhouette assise. Le visage pâle d'une aédelfienne à la fleur de l'âge, encadré de longues mèches blondes. Mais bientôt les ombres le recouvrirent de nouveau et masquèrent ses traits. Dehors, le tonnerre résonna tandis que la pluie crépitait d'un ton monocorde contre les volets de bois. 

— Tu parles trop, mon petit joyau. Détends-toi donc. Vanhalion le Preux est en route pour Aredhel, il est vrai. Et ce n'était pas forcément prévu. Leur déroute à l'Épine les fait sur-réagir quelque peu, ils sont en train d'abandonner leurs positions à travers la péninsule pour renforcer une cité-mère devenue vulnérable. S'ils savaient ce qui les attend...

Elle leva la main, une petite flammèche apparut au bout de l'un de ses doigts. Là, elle alluma une pipe bourrée d'herbes sèches et tira quelques bouffées. Elle les souffla vers le plafond en anneaux de fumée voluptueuse. 

— S'en revenir d'Arenghär prend du temps. Il ne sera pas là avant deux jours au bas mot. J'aurais voulu. J'aurais voulu attendre son retour, pour faire d'une pierre deux coups. Mais nous ne sommes pas les seuls décisionnaires. Il faut faire avec les caprices de chacun. Les Oracles exigent qu'on passe à l'action avant son retour. Vanhalion ne pourra que contempler la désolation de ses yeux impuissants. Je ne sais pas ce qu'elles ont prévu pour lui. Peut-être imaginent-elles pouvoir le mettre à la tête d'un nouvel ordre qui remplacerait les Paladins. Ordre qu'elles tâcheraient de garder sous leur contrôle, cette fois. Douce utopie que la leur... qu'elles ne caresseront même pas du bout des doigts. 

Elle s'interrompit et tira de nouveau sur sa pipe à petits coups répétés. Les herbes grésillèrent.  

— Dès ce soir, tout sera terminé. Ton sacrifice sera comme celui d'Aédelfa ; glorieux et précieux.

Aédelfa. À la seule mention de ce nom divin, Nellea se raidit, puis oublia ses inquiétudes. Elle se rembrunit, son regard devint menaçant tandis que l'exaltation courait dans ses veines. 

— Puisse notre gardienne me guider dans la voie de ce qui lui agrée, répondit-elle spontanément, comme s'il s'agissait là d'un hymne sacré. 

La seconde suivante, une clochette sonnait au-dehors. Une clochette au son grêle reconnaissable entre mille. 

— Toujours ponctuelles, remarqua la silhouette assise. Assieds-toi, mon joyau, un peu de décence. Assieds-toi ici et accueillons les Oracles comme il se doit. 

*

(1). Nellea a déjà parlé avec ce personnage, cf. la fin de L'aube d'un jour nouveau, partie 1. Je sais, ça fait une éternité pour les gens qui lisent "en live". :) 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant