La bravade héroïque résonna dans les esprits. Dusack, Zalma et Isélia sentaient tous trois, de façon plus ou moins confuse, que leur destin se jouait à cet instant. Leur décision était arrêtée et aucun recul n'était plus possible. Pour autant, il n'y avait aucune joie sur les visages. Simplement une espérance mêlée de crainte. Ils savaient qu'ils devaient avancer sans jamais se retourner, en s'accrochant à cette faible lueur d'espoir qui scintillait encore au fond d'eux. L'espoir qu'une situation perdue d'avance ait une issue favorable, à la faveur d'une déesse illusoire, d'une chance insolente ou de quelque hasard inespéré. Peut-être auraient-ils pu joindre leurs mains dans un moment d'unité, si l'ambiance avait été plus favorable. Mais ils se contentèrent de se regarder, immobiles, avec cet air sombre qui seyait à la circonstance, caractéristique des instants précédant une manœuvre audacieuse. Une manœuvre aux répercussions irréversibles. Une manœuvre aux airs de martyre.
Seul Pixx ne semblait que peu concerné par le drame qui se jouait devant lui. Si ses amis parlaient déjà de leurs grands projets à Aredhel, lui émergeait tout juste et peinait à digérer toutes les informations qu'il avait reçues. En retrait, il avait élargi son champ de vision et regardait maintenant aux alentours. Il ne pouvait que constater que l'Épine n'était plus que ruines gangrenées. Sans s'en rendre compte, il brisa l'intensité de l'instant de sa voix frêle mais maîtrisée :
— Tu as dit que Selm a été détruit. Que s'est-il passé, au juste ?
Si Isélia lui avait raconté le déroulement de la bataille, elle avait omis de lui expliquer ce qu'il s'était passé de l'autre côté de Fracture. Il tourna la tête vers l'aédelfien, mais la jeune femme fut la plus rapide à réagir. Elle leva la main pour intimer le silence autour d'elle, puis, tout en s'approchant de son compagnon, elle claqua soudain des doigts et planta son regard dans le rebelle le plus proche.
— Toi ! Ramène-nous Utopie et deux autres chevaux . Choisis-en un robuste et barde-le de fer pour éviter que notre bête noire nous l'empoisonne. Au passage, prends le coffre avec les Éléments. Exécution !
— À vos ordres ! répondit l'homme en saluant.
Avant de se concentrer sur Pixx, elle ne put s'empêcher d'adresser un regard en coin à Dusack.
— Si tu veux des leçons sur la façon de diriger un groupe d'hommes, n'hésite pas à me demander.
Le concerné souffla des narines en guise d'agacement mais s'abstint de tout commentaire.
Enfin, Isélia saisit les mains de Pixx dans un geste de réconfort et le regarda dans les yeux. Les reproches de Zalma quant à son attitude à l'égard du jeune homme faisaient peut-être déjà leur effet. Et tandis que la pluie s'intensifiait, elle lui raconta le peu qu'elle savait sur la situation. Les colonnes de flammes et de fumée visibles après la bataille. L'attaque du village par un bateau de l'armée qui attendait à l'abri d'une crique. Et le messager rebelle venu la prévenir de la situation le matin même.
Dans le même temps, Zalma et Dusack la regardèrent avec une pointe d'admiration, même si ce dernier ne l'aurait avoué pour rien au monde. Elle dégageait une aura de force implacable et embrassait son rôle de nouvelle meneuse rebelle, aussi provisoire était-il, avec une parfaite aisance malgré les circonstances malheureuses.
— Je ne sais pas s'il y a des survivants. Je suis désolée, Pixx. Je sais que c'est ton village mais c'est tout ce que j'ai pour le moment.
Il détourna la tête, la bouche à demi ouverte. Des images lui revinrent en mémoire. D'abord multiples et confuses. Puis plus précises. Sa grand-mère au coin du feu, les parties interminables de Fatum qu'il faisait avec elle et les mensonges qu'elle lui racontait en permanence.
« Mateus et Erra Backlash, tes parents... étaient des valeureux rebelles, sous la direction d'Arssadar, à l'aube du mouvement. »
Il déglutit, la gorge soudain douloureuse. Il n'avait que trop entendu cette histoire dans sa jeunesse. Peut-être ne l'entendrait-il plus jamais, désormais. Bientôt vinrent les souvenirs de la petite Maud, pauvre enfant endoctrinée depuis son plus jeune âge comme tant d'autres. Elle qui aimait trancher l'air et les buissons avec son bâton de fortune, telle une épéiste de renom décidée à embrocher le roi. Elle qui l'avait serré dans ses bras alors qu'il partait vers l'inconnu en compagnie de Dusack.
« Je savais que tu deviendrais un rebelle ! Moi aussi je serai une rebelle un jour ! »
Elle ne le serait jamais.
Une sueur froide descendit le long de ses omoplates tandis qu'il posait les yeux sur la tombe d'Aräck. Il avala encore une salive au goût de sable puis se perdit dans ses souvenirs, le regard fixé sur le monument de pierre mal taillé, indigne d'un chef rebelle. Une évidence lui serra le cœur. Ceux qui savaient la vérité quant à son identité étaient tous morts lors de la bataille ou lors de l'assaut sur Selm. Plus personne ne pourrait lui parler de son enfance. Cette simple idée lui glaça le sang. Ses épaules s'affaissèrent et ses genoux manquèrent de fléchir. Quand bien même il était persuadé qu'on lui mentait depuis toujours, savoir que tous les témoins potentiels avaient disparu brisait sa volonté de fer toute nouvelle. Il avait toujours cru être seul face à ses tourments. Cette fois, il l'était pour de bon. Seul et sans personne pour le soutenir, lui tenir la main ou espérer des choses pour lui. Et cette solitude qui s'annonçait, la vraie solitude, celle de l'homme en face de lui-même, le terrorisa jusqu'au plus profond de l'âme.
Pendant qu'il s'était déchaîné en abusant d'un pouvoir qu'il ne maîtrisait pas, le petit monde qu'il aimait détester s'était écroulé autour de lui. Son petit monde. Il n'avait plus de foyer. Plus de repères. Plus rien. Le ciel, la terre, tout était noir autour de lui. Tout était mort. Il ne lui restait guère que Caprice pour essayer d'en apprendre davantage sur sa famille. Et pour survivre, si Isélia disait vrai. Mais la petite fille s'était évanouie dans la neige aussi vite qu'elle était apparue, et Taïka seul savait où elle pouvait être maintenant.
Une hésitation le traversa. Devait-il s'en retourner aux ruines de Selm et abandonner une quête vaine et illusoire ? Ou continuer d'avancer au hasard, à la recherche d'un père inconnu ou d'une gamine démente qui venait de le maudire ?
— Je vais aller à Selm avec les derniers survivants, lança soudain une voix dans son dos.
Il tressaillit. Puis se retourna. Thronar, bras-droit d'Aräck et fier rebelle s'étant illustré lors de la bataille en plaquant la bête au sol, venait d'arriver derrière lui. Un épais bandage couvrait ses yeux crevés et le haut de son nez. Il avançait péniblement tout en frappant le sol avec un bâton en guise de canne, trébuchait même, parfois, mais l'un de ses hommes, désormais escorte, le soutenait par le bras gauche et le guidait lorsque nécessaire.
Isélia s'approcha de lui en hâte et le prit dans ses bras sans réfléchir. Mais l'étreinte fut de courte durée. Elle lui susurra quelques mots à l'oreille, auxquels il répondit à voix haute :
— Ton petit héros est sur pied ? Voilà qui tombe à point.
Elle recula d'un pas, noua sa main à la sienne.
— Nous partons aussi, Thronar. Nous allons à Aredhel comme je t'avais dit. Si je reviens...
Une hésitation. Un sourire forcé.
— Quand je reviendrai, je te promets que ma magie sera d'un tout autre niveau. Je soignerai tes yeux. Tu m'entends ? Je te rendrai la vue, dussé-je y consacrer le reste de ma vie. C'est à moi et à moi seule de réparer ce que Taïka a fait.
Il ne répondit que par un hochement de tête résigné. Isélia l'enlaça une dernière fois puis reprit place aux côtés de Zalma. L'instant suivant, Thronar se tournait peu ou prou vers Pixx, presque comme s'il pouvait le voir.
— Pixx Backlash ? Alors tu es enfin réveillé ? J'ai un message pour toi.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasía« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...